Versailles
Eric Lenoir

De l’inconstance des jardiniers…

Uniformité : n. f. État de ce qui est uniforme, monotone, semblable dans ses parties  (Dictionnaire encyclopédique Larousse, 1984).

À l’heure de la mondialisation et de l’Ère de la Norme, je me pose une question : à partir d’une passion commune  – ici le jardin – comment cela se fait-il que la façon de les réaliser, de les chérir, de les entretenir soit si différente selon les individus dans notre beau pays?
Elle m’amène à une deuxième question : que penser des modes, des tendances, des atavismes collectifs dans ce domaine aussi hétéroclite ?
Et une troisième, qui se fait soudain jour : y a-t-il une racine commune entre hétéroclite et clitoris ? Je digresse, certes, mais le plaisir sensuel que nous procurent nos jardins n’est pas anodin. Il est même de l’ordre de l’intime. Quant aux représentations de l’abondance et de la fertilité de celui-ci, elles ont très souvent depuis la préhistoire pris la forme d’une femme, et plus précisément de son organe rappelant le plus la corne d’abondance – et réciproquement.
Reprenons.

Reconstitution d’un jardin à Pompéi, Italie ©Eric Lenoir

Marqueur culturel et outil diplomatique

Historiquement, le jardin nait avec l’agriculture. On y cultive ce qui nous permettra de nous nourrir, on le clôt pour s’affranchir des vicissitudes extérieures et pour maîtriser plus efficacement ce qui s’y développe. Très vite, on apprend à y placer les plantes utiles pour la santé, et ce n’est apparemment qu’avec l’Antiquité que l’idée d’ornement apparaît. Dès lors, ce lieu vivrier devient sanctuaire, vitrine, outil social et marqueur culturel. Des jardins suspendus sur les paliers de la ziggourat de Babylone, où trônaient les sycomores, aux patios romains garnis de roses ramenées des conquêtes orientales, on retrouve le besoin d’y trouver émerveillement, paix et, si possible, un prestige ostentatoire.

En cessant d’être vivrier, le jardin change de fonction. En Chine, on aime à lui faire évoquer les paysages environnants, le Japon cherchera à les sublimer ; la Renaissance italienne s’inspire de l’héritage romain pour y employer l’eau de façon spectaculaire, sans égal jusqu’alors, bientôt copiée par toutes les cours d’Europe qui y voient un précieux outil diplomatique. Depuis l’Antiquité, rien n’a changé. Je n’aborderai pas le sujet des jardins cultuels, qui sont une entité à part entière et dont le dessin et le dessein sont intégralement liés aux religions qu’ils servent.  

De la Chine à Versailles

Pairi Daiza
Le Jardin Chinois, à Pairi Daiza en Belgique ©Eric Lenoir

Ji Cheng écrit le “Yuanye” (Le traité du Jardin) en 1634. Dans ses pages, il pose les règles complexes de la composition d’un jardin répondant au Feng-Shui, où l’orientation des bâtiments s’organise en fonction des flux énergétiques, tandis que le jardin devient une allégorie de la nature qui l’entoure, mise en scène avec un soin inouï. Les rivières sont détournées pour créer des cascades, des pavillons bâtis pour les y admirer et l’on n’hésite pas à creuser les montagnes pour leur donner la forme souhaitée.

Dans le même temps ou presque, André Le Nôtre donne ses lettres de noblesse au Jardin à la Française, où le culte des lignes et des perspectives dans une totale artificialisation de l’espace répond lui aussi à des règles complexes, demandant là encore une qualité d’exécution et d’entretien formidable. Au passage, Le Nôtre récupère une partie du savoir-faire italien en matière de jeux d’eau. Aussi différents que soient ces deux types de paysagisme, leur but est le même : épater la galerie en créant un espace exceptionnel qui assoit la maîtrise de l’Homme sur la nature.  Les jardins de Versailles influenceront toute l’Europe, les jardins chinois tout l’Extrême-Orient. Le monde méditerranéen s’inscrit dans la continuité en conservant l’esprit des patios de l’Antiquité, accordant là aussi une place importante à l’eau.

 

 

Un luxe ou une nécessité

Il y a donc des modes et des tendances depuis longtemps au jardin, avec de fortes variations selon les régions du monde. Il est relativement uniforme à l’échelle d’une culture ou d’un pays, mais présente une forte différenciation  à l’échelle continentale.
Enfin… il est uniforme chez les riches. Ceux qui peuvent s’offrir le luxe d’avoir un jardin d’ornement tentent de reproduire ce qu’ils ont vu chez d’autres personnes des classes supérieures ou de l’aristocratie, tandis que les autres, condamnés à devoir y faire pousser de quoi se nourrir et se soigner principalement, répondent avant tout à des contingences techniques ou technologiques qui devront ne pas les priver de ressources vitales.

Je ne vais pas faire ici un cours d’histoire des jardins au rabais, d’une imprécision rendue obligatoire par le format du présent texte. Nonobstant, par une parabole habile, je vais sauter quelques étapes pour essayer de répondre à mes questions du début en ce qui concerne le jardin contemporain.

Le jardin d’Éliane (89) ©Eric Lenoir

Le jardin de masse…

Ce qui semble se faire jour, c’est que le jardin a commencé à se diversifier à l’échelle individuelle avec sa démocratisation, et l’avènement des « vrais » jardins publics, ceux où tout un chacun a eu accès au simple plaisir de s’y promener, et pu au passage caresser l’envie de reproduire chez lui à moindre échelle les sensations qu’il y a éprouvées. Tandis que les grands projets de dimension collective ont continué à évoluer selon des tendances fortes ancrées dans leur époque, le commun des mortels devenu propriétaire terrien a pu balbutier dans l’ornement, l’amélioration des conditions de vie permettant de remplacer peu à peu les légumes par les fleurs, le verger par des arbres simplement décoratifs.

En cessant d’être un outil de mise en scène politique ou diplomatique, le jardin de Mr et Mme tout le monde a commencé à ressembler à ceux qui le concevaient, souvent comme une projection de ce dont ils avaient connaissance avec des moyens extrêmement limités.
Le jardin exalté, intellectualisé par les élites, a pu devenir un jardin de cœur bricolé avec les moyens du bord dès lors qu’il a cessé d’être uniquement un ingrédient du prestige leur étant réservé.
Quand on parle au grand public de jardins, c’est généralement de ceux-ci dont il est question.

Chez nos meilleurs ennemis

S’il existe rapidement une certaine uniformité des jardins de particuliers, elle est principalement liée à une contrainte technique, en tout cas en France : l’assortiment végétal disponible n’est, au départ, pas énorme, et en dehors des roses et autres espèces greffées vendues par les pépiniéristes, bon nombre des plantes que l’on trouve dans les jardins viennent essentiellement des jardins voisins.

L’horticulteur français n’a que rarement l’ambition de proposer d’extravagantes collections comme on en trouve outre-Manche, et le jardinier lambda n’a pas la rigueur esthétique du sujet de la perfide Albion, où l’activité jardinière ornementale n’est pas considérée comme moins virile que la production de courges grosses comme une cuisse, contrairement à la France, où les fleurs restent plutôt le domaine réservé des femmes jusqu’à un passé récent. Il y a évidemment des exceptions ; comment ne pas penser à Monet, par exemple ou encore à… Bon, eh bien je n’en ai pas sous le coude, là…

 

Jardin particulier à La Roque-Gageac (24) ©Eric Lenoir

Pffff… Un truc de bonne femme !

Donc, le jardin d’ornement reste longtemps  – dans l’Hexagone – un «truc de bonne femme» (comme me l’a récemment rappelé en public un jardinier célèbre un peu lourdaud et bien misogyne), qui installera la notion de « jardin de grand-mère » sitôt qu’un espace clos comportera un rosier et un forsythia sur une pelouse piquée de primevères.

À ce stade-là, au milieu du XXe siècle, les jardins ne suivent ce qui s’apparente à une mode qu’en fonction de l’offre réduite disponible, hormis chez de rares connaisseurs et collectionneurs.  On y retrouve des traits communs : allées bien nettes pour circuler, souvent des arbres fruitiers, des roses (punaise, quel succès  depuis l’Antiquité!), et les arbustes et vivaces bouturés chez les voisins, des plantes annuelles semées sur place s’étalant en plates-bandes et potées monochromes au long des passages.

C’est encore un héritage. Non pas celui de la Rome antique,  mais celui d’un passé de cultivateurs. On organise le jardin d’ornement presque comme les plates-bandes de légumes: depuis la graine et de façon rationnelle. Le jardin populaire des deux premiers tiers du XXe siècle est un jardin sans connaissance de l’Art du jardin ornemental. En ceci il a une certaine pureté, si ce n’est une singularité notable.

 

Jardin des pics verts (58) ©Eric Lenoir

Une nouvelle cible commerciale

Alors comment en sommes-nous venus à une telle diversité de styles ? Avec la connaissance bien sûr, et la transmission de l’information en direction du grand public. Avec des conditions de vie toujours plus douces (merci le Front populaire), les gens ont eu de plus en plus de temps libre qu’ils ont pu, notamment, consacrer à leur jardin. Les jardiniers sont alors devenus une clientèle, une cible commerciale considérable. Un bien pour un mal : dans les années 1970-80, l’offre a commencé à se diversifier, ainsi que la presse. Là où les traités de jardinage de Truffaut ou Vilmorin ou leurs catalogues constituaient souvent les uniques lectures disponibles pour les jardiniers apparurent pléthore de revues, ouvrages, traductions d’ouvrages traitant du sujet. La diversité variétale connue en Grande-Bretagne devint peu à peu transfrontalière, via Belgique et Hollande (on parlera de la tulipe un autre jour) jusque sur les marchés aux fleurs et, surtout, les jardineries qui commencèrent à supplanter les graineteries et les horticulteurs traditionnels.

Jardin des dentelles, Amilly (45)  ©Eric Lenoir

Les premières fêtes des plantes ont, elles aussi, joué un rôle majeur, Courson et Saint-Jean de Beauregard en tête, mais également la multitude de petits évènements locaux qui ont suivi. Les petites pépinières de collection se sont alors un peu multipliées pour le plus grand bonheur des jardiniers qui les découvrent souvent par l’intermédiaire de ces “vitrines”. L’idée que l’on se faisait des jardins d’ailleurs devint plus précise, les moyens d’en réaliser qui y ressemblent  plus nombreux. Le jardin japonais rêvé (comme l’Amérique de Johnny)  devenait accessible à tous, et créer un bassin ou un jardin anglais paraissait désormais tout à fait plausible, même à Anus, dans l’Yonne (35 habitants). 

J’en déduis donc que la diversité de styles des jardins d’aujourd’hui est issue, pour partie au moins, du commerce né après les trente glorieuses. Diable, ce n’est pas très glorieux… Et puis cette diversité n’est pas toujours criante : il suffit de traverser un lotissement pour y voir des modèles de jardins très conventionnels quasi identiques. Là où l’anglais singularisait sa maison identique à celle du voisin en mettant le paquet sur le jardin, le jardinier français a eu un peu tendance à rivaliser de convention pour faire plus propre, plus net ou plus criard que celui d’à côté, plutôt que plus raffiné, sauf peut-être en Alsace où la politique d’embellissement des villages a motivé les habitants à poursuivre dans ce sens avec la rigueur exigeante qui les caractérise, offrant à la région quelques-uns des plus beaux jardins de France. Les régions littorales et frontalières ont aussi profité des influences extérieures et de climats plus propices à la création de jardins originaux et plaisants. 

Trois clics et un miroir 

 

Jardin du Clos des fées, Paluel (76) ©Eric Lenoir

Non, pour commencer à voir de la vraie, de la grosse, de la bonne diversité dans les jardins, il faut attendre la révolution d’internet. Car maintenant nous avons accès à une somme d’informations époustouflante,  et n’importe quel jardinier peut trouver la plante de ses rêves en deux ou trois clics. Tutoriels, blogs, réseaux sociaux  ont pris le relais des rares émissions  de télévision sur le sujet qui ont permis à un public nouveau de comprendre que le jardinage n’était ni un loisir de gérontophile ni un sport de combat avec les éléments.

Stimulant le passionné en quête de jardin d’Eden, le collectionneur patenté comme le propriétaire de pavillon en mal de compétition avec son voisin, ces outils nouveaux ont permis à un plus large public de connaître et transmettre des exemples toujours plus nombreux,  des méthodes, des noms et des possibilités quasiment infinies.

Le jardin d’aujourd’hui n’est plus réservé à une élite esthète ou connaisseuse, il est un loisir pour tous – avec les écueils de la société de consommation, malheureusement – que chacun peut adapter à son goût, même mauvais. Du jardin écolo au jardin hyper épuré en passant par le jardin zen ou le verger ornemental biodynamique, n’importe qui peut dorénavant faire un jardin qui corresponde vraiment à ses goûts, à ses envies, ses besoins… ou à la mode qu’il a envie de suivre sur l’impulsion des différents médias ou de son milieu social. Il peut être militant ou pathologique, grandiose ou grandiloquent, raffiné ou kitsch, exotique, traditionnel, drôle ou sordide. 

Le jardin d’aujourd’hui peut bénéficier de tant d’influences culturelles différentes qu’il offre une diversité qu’il n’a à priori jamais eue, le tout agrémenté d’une connaissance à l’accessibilité incroyable. Il est en cela le reflet de la Société actuelle : variée et changeante, en mutation constante en se construisant par elle-même indépendamment des grands projets qui n’exercent plus qu’une influence lointaine.  

Hétéroclite : du latin heteroclitos  « qui a une flexion irrégulière »
Clitoris : du grec κλειτορίς, kleitorís « petit monticule penché »
C’est bon, je crois que j’ai toutes mes réponses ! 

"Lien

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