Au Musée des impressionnistes de Giverny, jusqu’au 2 novembre, l’œuvre d’Andrea Branzi, designer, architecte, théoricien italien est mise à l’honneur. Dessins, objets de design, projets d’architecture, peintures, installations sont ici réunis pour rendre compte de sa réflexion sur les relations entre le design industriel et la notion de « nature ». A cette occasion, Marie-Ange Brayer, conservatrice en cheffe des collections design, Musée national d’art moderne, Centre Pompidou, curatrice de l’exposition répond à mes questions.
La relation de l’homme à son environnement
Quelle est l’origine de votre intérêt pour le travail d’Andrea Branzi ?
J’ai commencé à travailler sur l’œuvre d’Andrea Branzi alors que j’étais directrice du Frac Centre-Val de Loire qui développe une collection sur l’architecture expérimentale. Je prends alors connaissance de l’œuvre de Branzi. Il m’apparaissait alors surtout comme co-fondateur du groupe radical Archizoom dans les années 1960 en Italie. En 2004, j’organise une de ses premières expositions monographiques à Orléans.
Lorsque je suis arrivée en 2014 au Centre Pompidou, l’œuvre de Branzi était très présente dans les collections. Je me suis efforcée de la consolider. J’ai fait entrer des œuvres manifestes de ses différentes périodes de création. Andrea Branzi m’est apparu, au fil des années, comme un des grands penseurs du XXe et XXIe siècle. Il a interrogé profondément la question de la modernité et questionné le lien qui unit l’homme à son environnement. Son œuvre se déploie sous la forme d’une fable philosophique.

Comment avez-vous pensé le parcours de cette exposition ?
Cette exposition s’inscrit dans le programme Constellation du Centre Pompidou. Les collections « s’y métamorphosent » dans d’autres musées. Elle a donc a été spécifiquement conçue pour l’écrin exceptionnel du musée des impressionnismes de Giverny. Portant l’admiration de Branzi pour Claude Monet, qui transforma la nature en paysage artificiel pour ses peintures, cette exposition s’appuie sur les œuvres du Centre Pompidou. Elle s’enrichit d’œuvres inédites grâce à la complicité avec la famille Branzi. Le parcours a été élaboré comme une promenade poétique. Différents chapitres se font écho, comme les facettes d’un kaléidoscope qui reflèteraient la pensée créatrice de Branzi. Andrea Branzi parle de sa création dans son environnement domestique et culturel. Il donne déjà de nombreuses clefs de compréhension de son œuvre dans un vidéo dès l’entrée.

Quelle vision de la nature proposait ce créateur et théoricien italien ?
Andrea Branzi a élaboré le concept de « seconde nature ». Il part du principe que la nature en tant que telle ne nous est plus accessible. Seule une « nature artificielle » nous est donnée. Dès la fin des années 1980, il écrit que le design est appelé à « réaliser une nouvelle écologie de l’univers artificiel ». Ceci implique une autre manière de penser la conception et la production des objets. Branzi convoque le concept de « seconde nature » de manière large. Il a le désir d’intégrer au fonctionnalisme des objets, une dimension culturelle, spirituelle et écologique. Le concept de nature est chez lui la métaphore d’une approche syncrétique du monde. Elle lui permet de prendre en considération toutes les problématiques qui définissent le rapport de l’homme à son environnement.
En quoi la série des Animali domestici a-t-elle marqué le paysage du design du XXe siècle ?
Au milieu des années 1980, Branzi réalise sa première exposition personnelle à Milan. Il présente des objets de mobilier appelés « Animali domestici », (« animaux domestiques »), à savoir des objets qui accompagnent l’homme et font écho à son approche animiste. Cette exposition acte une rupture dans le champ du design. En effet, pour la première fois des éléments naturels, tels que des branchages d’arbres, avec des matériaux industriels, sont intégrés. Branzi fait de la nature, dans un geste subversif, un élément constitutif de l’objet de design, y insufflant une forme de « réalisme ». Pour lui, le design industriel, qui se développe à partir des années 1920, n’a cessé de se détacher de la nature. Et même, de contribuer au détachement de l’homme de la nature !
En quoi toute l’œuvre d’Andrea Branzi interroge-t-elle l’accueil des différents règnes du vivant ?
L’expression « règne des vivants » est issue d’un recueil de poèmes qu’il publie en 2022, un an avant sa mort. En 2008, Branzi réalise « Casa Madre » qui prend la forme d’une maquette d’architecture à l’intérieur de laquelle les hommes cohabitent avec les animaux, les vivants avec les morts, le passé avec le présent. Andrea Branzi s’est inspiré de l’hospitalité des métropoles indiennes et pose la question : comment rendre notre monde habitable, si ce n’est à travers la notion d’hospitalité, d’accueil, de coexistence entre toutes les formes de vivant. En 2008, avec Stefano Boeri, il avait proposé pour un projet sur le Grand Paris, de rassembler dans l’espace public 50 000 vaches sacrées et 30 000 singes dans cet esprit de cohabitation et d’inclusivité !

Une oeuvre entre art, design et architecture

Bamboo Interior Wood joue sur un rythme musical par les variations de couleurs.
Comment cette pièce entrelace à la fois l’art, le design et l’architecture ?
Cette installation, composée d’une trentaine de bambous peints, se donne comme une configuration libre, mouvante, avec une résonance toujours différente des bambous entre eux, que ce soit sur le plan des formes ou des couleurs. Branzi la définit comme un « bois intérieur », une sorte de « forêt de l’âme », qui ouvre sur une relation d’ordre spirituel. Cette œuvre se donne comme une architecture naturelle à travers ses bambous, tout en abordant le design dans une dimension animiste et magique. Bamboo Interior Wood se donne comme une réflexion d’ordre philosophique et anthropologique sur l’objet. Au final, c’est une œuvre synesthésique, qui convoque un univers de correspondances entre tous les arts.

Les matériaux transparents permettent à Branzi de définir dans l’espace des fragments de nature.
Pourriez-vous préciser de quelle manière le designer les employait ?
La notion de transparence a toujours été importante chez Branzi car elle autorise la perméabilité entre l’intérieur et l’extérieur et permet de faire se répondre plusieurs registres de perception.
Dans l’exposition, sont exposés des vases en verre qui sont comme de petites architectures, émouvantes par leur fragilité, qui s’inspirent de formes naturelles.
Branzi les a parfois réalisées à l’échelle architecturale, comme au Domaine de Chaumont-sur-Loire avec Enceinte sacrée, en 2013, architecture transparente sous la forme d’un enclos qui se dématérialise, envahi par la nature.
Une œuvre à la résonance actuelle
En quoi l’œuvre d’Andrea Branzi résonne-t-elle avec les enjeux actuels d’un design qui pourrait s’inspirer du monde vivant ?
L’œuvre d’Andrea Branzi peut être considérée comme visionnaire. Elle convoquait déjà les questions d’habitabilité du monde et d’enjeux écologiques dès les années 1980 ; anticipait une société de la dématérialisation et des flux. Elle ouvrait la voie à un autre mode de relation aux objets qui s’inscrit dans une approche animiste, où les objets sont à l’instar de d’intercesseurs entre le passé et le présent, l’ombre et la lumière, et qui nous accompagnent dans nos rituels d’existence. Aujourd’hui, l’évolution du design vers un respect des ressources et de modes durables de production, qui prend la forme de recours à des matériaux naturels, recyclés, etc., ou qui intègre des micro-organismes (micro-algues, mycélium de champignon, etc.), qu’on peut appeler « biodesign », s’inscrit dans la réflexion inaugurée par Andrea Branzi.
Comment l’emplacement de Fontana Albero a-t-il était déterminé dans le jardin du musée des impressionnismes ?
De quelle manière l’artiste l’a-t-il pensé ?
De son vivant, Andrea Branzi avait proposé une fontaine dans le jardin du musée des impressionnismes, mais le projet n’a pas pu se réaliser avec sa disparition en 2023. La Fontana Albero est donc une œuvre existante que le musée a décidé d’acheter pour sa propre collection d’œuvres d’art contemporain et que le directeur, Cyrille Sciama, a intégrée dans le jardin, entre les pommiers et la prairie. C’est la seule œuvre pérenne d’Andrea Branzi dans l’espace public. Cette fontaine, qui se transforme en arbre, se donne aussi comme un abreuvoir pour les abeilles, les oiseaux, nourrissant autour d’elle tout un écosystème, véritable accomplissement de la pensée d’Andrea Branzi sur la coexistence du vivant.


