La Saline d’Arc-et-Senans a inauguré en juin dernier son Cercle immense en aménageant 5 hectares supplémentaires de jardin. Presque une nouvelle naissance pour ce site historique dont la construction remonte à Louis XV. Une belle et longue histoire racontée par Hubert Tassy, le directeur de la Saline.
Hortus Focus : qui a eu l’idée de cette Saline royale d’Arc-et-Senans ?
Hubert Tassy : elle est née de la volonté d’un seul homme, l’architecte Claude-Nicolas Ledoux qui, au XVIIIe siècle, a construit le plus de demeures privées. Beaucoup ont disparu. Dans ses ouvrages toujours visibles subsistent l’hôtel d’Hallwyll à Paris, le château de Bénouville (Calvados), les anciennes écuries de Madame du Barry à Versailles, le château de la Bien-Assise de Guînes dans le Pas-de-Calais.
Travaillait-il aussi pour l’État ?
Oui. Contrairement à bon nombre d’architectes, il s’intéressait aussi aux appels d’offres nationaux, via la Ferme générale, créée par Louis XIV, qui avait pour rôle de prendre en charge la recette des impôts indirects, droits de douane, etc. Il a ainsi construit un grenier à sel, à Compiègne, qui existe encore aujourd’hui.
Comment est-il arrivé sur ce projet de saline ?
En fait, il a construit un palais pour la Du Barry, favorite de Louis XV. Pour le remercier, le roi l’a nommé contrôleur adjoint des salines royales. Il aurait pu se contenter de toucher quelques milliers de livres de rente par an, sans rien faire du tout. Mais il est venu en tournée d’inspection dans l’Est. Il a visité les salines de Salins-les-Bains (Jura) qui étaient, à l’époque, une source de richesse pour la Franche-Comté. Or, ces salines étaient au maximum de leur capacité de production. Il fallait imaginer comment accroître la production de sel en France, une richesse pour la Nation et une énorme source de richesse… pour le roi.
Sa réflexion a été claire et rapide. À Salins-les-Bains, tous les bois alentour ont été rasés pour fournir le bois de chauffe indispensable à la production de sel, mieux vaut créer un nouveau site de production avec, à côté, du bois à disposition, la forêt de Chaux. Il imagine alors de construire une Saline royale dans les deux villages que sont Arc et Senans, et de relier Salins-les-Bains à ce nouveau site de production.
Quel est l’atout majeur d’Arc-et-Senans ?
Claude-Nicolas Ledoux écrit très justement : « il est plus facile de faire circuler de l’eau salée que de voiturer une forêt en détail ». L’eau salée va donc voyager entre Salins-les-Bains. Et à Arc-et-Senans, la forêt de Chaux étant à 500 mètres du nouveau site, il sera très facile d’aller couper et d’acheminer du bois, car ici, on exploite du sel ignigène. Cela signifie que le sel est obtenu par évaporation après chauffage de l’eau.
La chauffe demande-t-elle énormément de bois ?
Imaginez un peu : chaque jour, 6000 charrettes partaient de la forêt de chaux pour aller à Salins-les-Bains. Pour obtenir une tonne de sel, il fallait faire brûler beaucoup, beaucoup de bois. Et les périodes de cuite duraient 72 heures.
Comment Claude-Nicolas Ledoux a-t-il imaginé relier Salins-les-Bains et Arc-et-Senans ?
À Salins, plusieurs sources d’eau salée étaient exploitées depuis le Moyen-âge. Quand Ledoux a industrialisé la production, il fait construire deux pipelines baptisés « saumoducs » pour amener l’eau des sources jusqu’à Arc-et-Senans. L’entreprise n’est pas facile… L’eau salée ne circule pas très bien dans les tuyaux de bois percé. Entre Salins et Arc-et-Senans, la déclivité est faible : 140 m. Les « saumoducs » suivent le parcours de deux rivières, la Loue et la Furieuse.
Que propose-t-il précisément à Louis XV ?
Il « vend » au roi l’idée d’un complexe énorme : une usine composée de 11 bâtiments. Encore faut-il que le roi de France accepte le projet. On dit que Louis XV a donné son accord, à Louveciennes, dans le château où il visite Madame du Barry. Le roi passe de vie à trépas 4 mois après avoir signé le document de Ledoux. Je ne sais pas s’il s’agit d’une réalité ou d’une histoire embellie.
Louis XVI a accepté aussi ce projet ?
Oui, il n’est pas revenu sur la signature de son prédécesseur.
Quel était le rêve de Ledoux ?
Il voyait loin, très loin. Ledoux, on le sait depuis peu grâce à des documents retrouvés, a proposé au-delà de la Saline la création d’une cité idéale, une ville dans un cercle parfait, qu’il s’agisse de son dessin, mais aussi d’économie grâce au sel, mais également à la production d’acier dans des forges toutes proches. La cité aurait accueilli un ensemble de bâtiments, 3000 habitants et aurait été reliée au monde grâce au canal du Rhône au Rhin qui était en train d’être percé à Dôle. Ledoux avait imaginé un port fluvial sur la Loue et aurait pu permettre le transport du sel ou de l’acier jusque dans les lointaines plaines de Sibérie…
Pourquoi ce projet n’a-t-il pas été mené à son terme ?
La faute à Turgot. Nommé surintendant par Louis XVI, il avait son propre programme : « Pas de crédit, pas d’emprunt, pas de déficit. ». Le projet de Ledoux devait rapporter de l’argent à l’État, mais il fallait d’abord beaucoup en dépenser. Donc, Turgot a limité les ambitions de Ledoux à un demi-cercle et à la création de la Saline Royale qui, elle, pouvait rapporter de l’argent rapidement.
Mais Ledoux imaginait-il déjà – ou non – un Cercle immense ?
Comme Ledoux a écrit sur le Cercle immense 20 ans après avoir créé la Saline, on s’est longtemps demandé quel était vraiment son projet de départ… Les historiens n’arrivaient pas à trancher jusque’à la découverte dans un musée d’une lettre de Ledoux à sa fille et d’une gravure de 1773 où figure – déjà – le Cercle immense.
Quelle était la dimension sociale souhaitée par Ledoux ?
Pour lui, la création d’un environnement social favorable à tous était une priorité. Il disait : « Détruisez les taudis, et vous redonnerez à l’humanité sa dignité ». Il pensait qu’une vie à la campagne rend les gens meilleurs. Il voulait une ville où fleuriraient les arts et la concorde. Une philosophie toute rousseauiste.
Il a imaginé une architecture parlante des habitations. Elle répondait à la fonction des gens. Il y avait la maison du jardin de la Loue, la maison des charbonniers, celle des scieurs de long. L’architecture des bâtiments devait répondre à chaque profession.
Ledoux était un visionnaire, mais pas un rêveur ?
Non, il était très concret. Il était même tayloriste, bien que le terme n’ait pas encore été inventé. Il disait que chaque heure économisée sur la tête d’un ouvrier permet d’accumuler les richesses dans le temps. C’est pourquoi il avait imaginé des unités d’habitation proches des unités de production. Les ouvriers ne devaient pas perdre de temps pour se rendre au travail. En contrepartie, les gens étaient bien logés et ils avaient des jardins pour cultiver leur nourriture.
Les ouvriers vivaient-ils ici en famille ?
Oui et cette volonté de Ledoux a inspiré par les suites les phalanstères de Charles Fourier et Pierre-Joseph Proudhon. Les gens vivaient en famille et tout le monde travaillait. Les hommes tiraient le sel au-dessus des fours. Les femmes fabriquaient les salignons (pains de sel). Les enfants allaient récurer les foyers semi-enterrés pour enlever les résidus de plusieurs jours de cuite au bois.
Combien de temps l’usine a-t-elle fonctionné ?
On a arrêté de produire ici du sel en 1895, soit 99 ans après sa mise en fonctionnement. L’arrivée du chemin de fer a signé la fin de l’activité. La houille est arrivée dans les années 1880, permettant une meilleure rentabilité dans la production de sel. En revanche, le train a également apporté le sel des marais salants, moins cher, plus facile à produire et de meilleure qualité.
Que devient la Saline Royale après l’arrêt de la production ?
Elle a vécu une longue déshérence. Les Salines de l’Est qui la possédaient s’en est servi de hangar de 1895 à 1926. Cette année-là, un membre du Touring Club de France tombe amoureux du site et un membre de l’association décide de demander auprès d’un secrétaire d’État de sa connaissance le classement de la Saline. Ils en informent le directeur des Salines de l’Est qui est furieux. Si furieux qu’il fait exploser à la dynamite les colonnes de la Maison du Directeur, pensant avoir la paix. Effet boomerang : le président du conseil général de l’époque, le marquis de Moustier, décide l’expulsion des Salines de l’Est et le sauvetage du site. Le conseil général verse 200 000 francs or à l’exploitant.
Quelles actions mène le conseil général ?
Quand les collectivités se retrouvent à s’occuper d’un site patrimonial, il leur faut trouver un but. Le marquis de Moustier suggère de déplacer le haras de Besançon à la Saline Royale. La réhabilitation est confiée à l’architecte Julien Polti. Les murs des bâtiments sont en effet rongés par le sel. Il propose alors de reconstruire les murs en béton armé et rhabille les murs à l’identique avec des pierres neuves ou celles pas abimées. Il respecte les plans de Ledoux. Il supervise la reconstruction des colonnes de la Maison du Directeur. Cette campagne de restauration dure de 1927 à 1937.
Et pourtant, aucun cheval n’a jamais vécu dans la Saline ?
Non, le monde vit alors de graves heures. Comme tout a été restauré, on commence par y accueillir des réfugiés chassés d’Espagne par la guerre. L’hiver du Doubs est rude pour ces gens, mais la Saline est provisoirement leur terre d’accueil avant leur déplacement à Rivesaltes, dans les Pyrénées-Orientales.
Que se passe-t-il pendant la Seconde Guerre mondiale ?
La Saline est d’abord le siège de l’armée de l’air française avant de devenir, à la débâche, celui de la Kommandantur en 1941. La ligne de démarcation se situe à 500 m des bâtiments, au niveau de la rivière la Loue. Avec son enceinte de 4 m de haut, la Saline est un parfait lieu d’internement. Les Allemands transforment donc la Saline en camp de concentration. Entre 1941 et 1943, sont internées ici 200 familles tsiganes avant leur départ pour le camp de Montlhéry puis la déportation vers les camps de la mort de Dachau, Auschwitz. En 1944, la Saline devient un camp d’internement… de soldats allemands. Un millier d’Allemands y ont été retenus par les FFI (Forces françaises de l’intérieur) dans des conditions extrêmement difficiles. Ces années sont la période noire de la Saline qui, en raison de tous ces souvenirs horribles, a été oubliée de tous.
Elle n’est alors plus gérée ni habitée ?
Le Conseil général installe un gardien sur place. Et il faut souligner l’importance de ce gardien, le père Blanc. C’est lui qui a empêché le voisinage de venir piller les pierres pour construire maisons et jardins. Il existe un documentaire de Pierre Karst, sorti en 1953 dont il est le récitant , et qui célèbre « L’architecte maudit » que fut Claude-Nicolas Ledoux.
En quoi l’année 1996 marque-t-elle la vie de la Saline Royale ?
Cette année-là, le Conseil général qui en avait assez de cette Saline et du salaire du père Blanc décide de la vendre aux minoteries de l’Yonne. Le compromis de vente est signé… mais des amoureux du lieu se manifestent. Parmi eux, Serge Antoine. C’est à l’époque, le patron de la DATAR (Délégation à l’aménagement du territoire et à l‘action régionale) et il va faire appel aux précieuses ressources de son carnet d’adresses. Les plus grandes entreprises de France vont s’engager à soutenir le projet. Une nouvelle vaste campagne de restauration est lancée. Elle dure 20 ans, s’achevant en 1990. Dans la foulée, Serge Antoine et Serge Rigaud créent un Centre culturel de rencontre pour faire dialoguer un patrimoine avec l’art et la création contemporaine.
Le site bénéficie-t-il d’une protection pour son patrimoine ?
Oui, Serge Antoine a déposé en 1982 un dossier auprès de l’UNESCO qui a inscrit la même année la Saline Royale au Patrimoine mondial. Depuis 2009, l’inscription concerne également le site de Salins-les-Bains.
Vous êtes le directeur de la Saline Royale depuis avril 2015. Quelles ont été vos principales réalisations ?
Il a fallu d’abord travailler sur la notoriété du site. Nous voulions que les habitants de la région redécouvrent la Saline, se la réapproprient, la fréquentent plus ou moins régulièrement. Nous avons accueilli le musicien et chef d’orchestre Jordi Savall. Nous avons lancé un appel à volontariat pour animer le son et lumière de la Saline. 900 personnes participent chaque année. Le club des couturières, celui des bricoleurs se réunissent ici. En 2016, David Gilmour, le guitariste des Pink Floyd est venu se produire devant 20 000 personnes… La fréquentation a bien augmenté ces dernières années, passant à 130 000 personnes par an.
Et parallèlement à la culture, vous avez lancé la réalisation du Cercle immense…
Nous avons eu 19 candidatures toutes de grande qualité. Mais le choix du jury s’est porté sur celui d’un cabinet dijonnais soutenu par le paysagiste Gilles Clément, l’architecte du jardin en mouvement. Tout le monde a été emballé par la présentation de Gilles Clément. Le premier coup de pioche a été donné en juin 2020 et l’inauguration a eu lieu le 6 juin 2022.
De la Côte d’Azur à la Franche-Comté
Directeur de la Saline Royale d’Arc-et-Senans depuis avril 2015, Hubert Tassy a accompli la majeure partie de sa carrière sur la Côte d’Azur, à Nice, où il était directeur de la Culture.
« L’offre m’intéressait beaucoup. C’était un challenge. J’aime beaucoup la région et j’aime surtout les gens, cette solidarité qui est un maître-mot en Franche-Comté, une règle de vie. Les premières coopératives, les fruitières, sont nées dans la région. Le Crédit Agricole a été fondé à Salins-les-Bains, dans le Jura. Les projets rassemblent des habitants formidables qui sont fiers de leur patrimoine, mais ont parfois tendance à se dévaloriser. C’est dommage, car leur patrimoine et leur solidarité sont des atouts fantastiques. »