Dans le Loiret, il est un jardin différent, celui de Jean. Totalement kitch et totalement généreux. Un assemblage étonnant et émouvant…
Jean n’est plus tout jeune. Peut-être serait-il convenable que je dise que cela fait longtemps qu’il est jeune et que ça le fatigue un peu. Sur les contreforts de Bonny-sur-Loire où il vit (oui, il y a des contreforts à Bonny-sur-Loire ; j’en tiens pour preuve que j’y ai vu Jean) dans une petite maison bricolée pour être moins petite et plus confortable, Jean a fait un jardin.
C’est au hasard d’un déplacement que j’ai découvert cet espace totalement singulier. Passant occasionnellement en voiture par cette route dont je n’apprécie que la voute de platanes qui nous accueille en pénétrant dans l’agglomération, j’avais jusqu’alors pris pour habitude de focaliser mon regard sur l’axe arboré et sa couverture vert tendre. Ce jour-là, à la faveur d’une lumière inhabituelle sur ce trajet, mon attention s’est vue happée par l’éclat brutal d’un jardin presque blanc, ponctué de terracotta et de rouge pompier, dans une texture malvenue dans l’inconscient de ma vision périphérique au point que je tournai la tête. Je la secouai (ma tête, pas la vision) et entamai le ralentissement préalable à un demi-tour d’urgence quelques centaines de mètres plus bas.
Pas de condescendance méprisante
Remontant au niveau du jardin, je fus consterné par ce qui s’offrait à ma vue : une sorte de cristallisation de poncifs désuets de tout ce que, en tant que créateur de jardins, j’avais fui depuis mon premier pas à l’école d’horticulture où s’étaient nourries les bases de ma vocation naissante. Retenant ma mâchoire inférieure de choir alors que je sortais de ma voiture pour m’approcher de la clôture en grillage torsadé blanc, réprimant un sourire à la fois stimulé par le kitch inouï de l’endroit et la joie de l’avoir découvert, je vins à la rencontre de son propriétaire pour lui demander l’autorisation de le photographier, sans le déranger.
N’allez pas croire qu’il m’importait de me moquer, là, ni même qu’il ressortait de cette improbable rencontre une condescendance méprisante qu’on ne retrouve guère que dans les dîners de cons et les campagnes électorales. Je voulais savoir le pourquoi de cet étonnant assemblage dont ma sensibilité esthétique – tant innée que construite – ne pouvait en absolument aucun cas se satisfaire, quels que soient les critères retenus.
Des pots en plastique vieillis par les UV et rongés par le lichen gratté annuellement, cassants comme du verre (souvent cassés comme du verre) accueillaient au même titre qu’une multitude de pots en terre la quintessence de la gamme surannée des plantes à massifs annuelles, malingres et mal réparties, dans un échantillonnage chromatique défiant toute règle de composition. Au sol, des roches, des débris de maçonnerie, des tessons de carreaux de carrelage et tout ce qui pouvait être dur et relativement stable était réparti de façon apparemment aléatoire pour soutenir ou faire approcher de l’horizontalité une pléthore de tablettes, guéridons, supports divers en plastique ou en métal sur lesquels étaient disposés les pots dont l’élévation avait semblé nécessaire à Jean pour les mettre en valeur dans cet endroit où la lumière n’apparaît que provisoirement dans la journée, le tout sur un sol gris et un peu caillouteux dénudé par le désherbage et des étés trop secs.
Rien n’était là qui me semblait beau, rien qui satisfit ne serait-ce qu’un instant mon regard d’esthète horticole, d’amoureux de la nature et des jolies plantes.
Une volonté farouche de bien faire
Pourtant, ce jardin me touchait profondément.
Il était absolument indéniable pour quiconque le regardait que ce jardin était issu de ce que son jardinier estimait le meilleur de ses soins, et en ceci au moins il méritait le respect. Il ne subsistait pas une once d’espace disponible pour y inclure une nouvelle potée, celles-ci couvrant tout ce qui n’était pas destiné à passer pour arroser, entretenir ses voisines et empêcher chacune d’être dissimulée par les « mauvaises herbes ». Au regard de l’âge des contenants, des supports et des accessoires divers dont le style s’étalait des années 1960 à 1990, on pouvait facilement comprendre que cette composition, à mon goût indigeste, était issue de passages très répétés dans des lieux consacrés au jardinage, et que donc, de la part du jardinier, une volonté farouche de bien faire doublée d’un plaisir à le réaliser avaient animé toutes ces années à vouloir embellir la façade de sa maison pour que les passants puissent en bénéficier et s’en réjouir.
Car c’était là un point crucial : ce jardin n’était pas pour Jean seul. Il était offert à tous les usagers de cette route aux nombreux usagers, offert à ses concitoyens dans l’espoir qu’ils y trouvent la même satisfaction que son créateur. Ce jardin qui me piquait les yeux, c’était une œuvre d’Art Brut en puissance, reconstruite année après année dans un assemblage variant imperceptiblement d’un été à l’autre selon l’ordre dans lequel les pots étaient remplis et remis en place. Jean donnait quelque chose chaque jour, depuis des décennies, dont il souffrait qu’il ne soit pas reconnu comme le résultat d’une recherche et d’un soin, comme un tableau fait de fleurs et d’imaginaire où l’important est plus l’intention que ce qu’on voit. D’ailleurs, lui les voyait bien, ses fleurs, et les trouvait tellement belles. Un peu comme on trouve beau le nouveau-né fripé et rougeaud juste parce qu’on est heureux qu’il existe, et qu’on est submergé par le reste de sa beauté qui n’a pas à être esthétique.
Quels sont les critères objectifs pour déterminer le beau ? Doit-on se référer au nombre d’or ? À la moyenne du sentiment collectif ? À une vibration immatérielle causée dans l’abdomen ?
Un jardin créé au-delà de toute entrave
La composition des jardins est un art, me semble-t-il. En ceci, il me paraît malvenu de discuter de son droit à s’exposer lorsqu’on ne le trouve pas beau. Il est l’expression d’une sensibilité, d’une intention, et d’un échange avec le monde extérieur lorsqu’il n’est pas réservé à son seul occupant. Je n’aime pas le jardin de Jean parce que je n’en voudrais pas chez moi. Mais j’aime le jardin de Jean parce qu’il raconte Jean et qu’il a été créé au-delà de toute entrave, selon sa façon de l’envisager, et qu’il le fait avec le plus grand sérieux.
Durant notre court échange, Jean m’a dit quelque chose qui lui tenait vraiment à cœur et visiblement le rendait triste : “Je n’ai jamais été récompensé au concours de fleurissement. Jamais.”
Personnellement, je lui décerne une palme : celle de la sincérité, de l’engagement sur le long terme, et de l’envie de partager son amour du jardin, d’une façon qui n’est que la sienne, mais qui reste hautement respectable. Et parce qu’il voit dans une fleur malingre toute la beauté qu’elle aurait si elle était gigantesque.