Basculer. Le mot court les colonnes des journaux, se murmure sur les ondes. On dit aussi bifurquer. Céline Thomson est psychologue, en pleine bascule et elle témoigne pour Hortus Focus. Elle appartient à cette Génération Climat.
Les jeunes diplômés d’AgroParisTech ont fait un geste, suivi par d’autres grandes écoles, qui a secoué les médias. Avant eux, le mouvement avait déjà été lancé à Pontivy, dans l’ancienne polyclinique de la ville. Là, Maxime de Rostolan et des dizaines de jeunes citoyens tourmentés par les nouvelles de la planète s’installaient pour une année d’expérimentation. La Bascule était née.
Pour mieux vous informer,
nous croyons utile de vous faire partager les actions
et les réflexions de ces citoyens actifs
qu’on ne retrouve pas trop souvent dans les colonnes des journaux.
Pourtant, la pluralité des propositions est une richesse.
La Bascule, une expérience du collectif
Alors que Greta Thunberg dénonçait l’inconscience des politiques et que le GIEC alertait , une fois de plus, que nous franchissions des limites, Nicolas Hulot démissionnait. Ces jeunes citoyens, instruits et sensibles, lucides et informés, sujets à ce qu’on nommait alors l’écoanxiété, décidaient d’agir. Cette anxiété qui n’a rien de pathologique et qu’on propose aujourd’hui d’appeler écolucidité était fondée. Et comme ce n’était pas une vue de l’esprit, mais une réalité tangible et démontrée, il fallait trouver un moyen de lutter contre ce sentiment d’impuissance face à l’ampleur de la tâche. C’est ainsi que ce collectif s’est créé, pour penser ensemble, pour réfléchir à l’action, pour se tenir chaud et se donner du courage face au déni des uns et à la résistance des autres.
Cette expérience a donné naissance à une multitude d’initiatives et a essaimé sur tout le territoire. Aujourd’hui, un espace de réflexion autour de la collaboration et du collectif a ouvert à Joigny avec la complicité bienveillante de la mairie : la Caserne-Bascule.
Un livre de témoignages : Basculons
Tanguy Descamps faisait partie des activistes de Pontivy. Avec Maxime Ollivier, et durant 2 ans, ils ont compilé les témoignages d’une trentaine de jeunes, âgés de 18 à 33 ans et ont publié Basculons chez Actes Sud.
Mais je ne vous en dirai pas plus, car le 15 septembre, Dans Quel État j’Erre vous propose le podcast réalisé avec Tanguy.
Arrêtons la critique, soutenons-les !
Parfois, on entend la génération d’avant se montrer très critique ou dévalorisante envers ceux qui font le choix de basculer. Comme s’ils trahissaient. Et pourtant, jamais auparavant une jeunesse ne s’était vue confrontée à un risque aussi important : celui d’une évolution rapide vers une terre définitivement inhospitalière pour l’être humain, devenue ainsi par l’inconséquence humaine. Ce qui les meut est proche de l’énergie du désespoir, et ce qui les porte est une infinie espérance. Là où leur a été confiée une société destructrice, individualiste et méfiante, ils veulent croire en la bienveillance et l’intelligence collective. Élevés dans le consumérisme, ils veulent croire au bonheur de la sobriété.
Alors qu’ils se sont construits, le plus souvent, sans liens au vivant, ils en comprennent les enjeux et acceptent de s’y confronter pour mieux le retricoter. Et quand ils pourraient en vouloir à ceux qui les ont précédés, ils essaient d’en comprendre les atermoiements et les erreurs.
Parole
J’ai 29 ans, j’ai toujours été citadine. J’ai grandi à Paris puis en banlieue proche, dans un milieu aisé. Enfant, j’ai fait de nombreux voyages au bout du monde (en avion, évidemment), je suis allée au ski presque tous les ans, j’ai fait de l’équitation en compétition et j’ai été habillée avec des vêtements de marque. On m’a transmis une idée très précise de la réussite sociale, qui impliquait de suivre la formation la plus élitiste et prestigieuse possible. J’avais de très bonnes notes à l’école, j’étais ce qu’on appelle une “littéraire”. Dès mes 9 ans, mes parents m’ont tout naturellement destinée à intégrer Science Po. Mon appétence pour les sciences humaines m’a menée tout près de réaliser cette prophétie parentale. Lorsque le moment de choisir mon orientation post-bac est venu, après quelques années de désintérêt adolescent pour ma scolarité, je me suis décidée à préparer le concours pour entrer dans cette école. Je l’ai raté de peu, ce qui ne m’a pas privée de l’occasion d’entendre des discours pompeux sur l’élite du pays qui serait formée entre les murs de Science Po. Au souvenir de ces mots empreints de mépris de classe, je suis soulagée que mon parcours ait suivi une autre direction.
Simultanément à ces événements, je suivais une psychothérapie. Ainsi, j’ai découvert le métier de psychologue, qui a éveillé mon intérêt. Mes parents et mes professeurs de lycée ont cherché à me dissuader d’intégrer un parcours universitaire en psychologie, arguant d’un manque de débouchés.Toutefois, après un semestre désastreux en fac de droit, j’ai imposé ma décision contre leur avis : j’allais me réorienter, je m’inscrirais en psycho pour l’année scolaire suivante. S’en sont suivies cinq années d’études tout à la fois passionnantes et paisibles. Un océan de savoir s’offrait à moi, j’ai pris un grand plaisir à cultiver et à ouvrir mon esprit. En 2017, lorsque j’ai obtenu mon diplôme, ma vision du monde était transformée.
J’avais acquis la certitude que notre modèle civilisationnel est intenable et ne peut aller que vers un effondrement proche. Mon angoisse concernant le réchauffement climatique se faisait de plus en plus forte. Malgré tout, je n’avais pas encore conscience qu’il était possible de s’émanciper de ce modèle destructeur pour construire autre chose. Pendant quelques années, j’ai travaillé en tant que psychologue dans divers lieux, associations et services publics, en étant presque toujours frustrée et déçue par ce que j’accomplissais dans mon travail, faute de moyens suffisants.
Ce statu quo s’est maintenu jusqu’au mois de novembre 2020, où j’ai perdu un poste que je venais de décrocher, dont j’attendais énormément. La désillusion était totale. En plein deuxième confinement, le temps de trouver un autre emploi, je n’ai rien pu faire d’autre que rester dans mon appartement ou aller faire des courses au supermarché. Je ne faisais rien d’utile, rien de sensé. Je consommais des biens dont la production était basée sur la surexploitation des ressources de la planète que nous habitons, et d’êtres humains moins bien lotis que moi. Je cautionnais cette violence, et je n’apportais rien de bon au monde qui m’entourait.
Un soir, j’ai parlé de la souffrance que j’éprouvais à Nicolas, avec qui j’étais en couple depuis peu. Je lui ai dit à quel point je désirais m’émanciper de ce système destructeur. Quant à lui, il m’a dit que c’était possible. Je ne saurais suffisamment le remercier pour cela. Nous avons réalisé que la meilleure manière de lutter contre l’extractivisme meurtrier, c’était de ne plus le financer. Arrêter d’injecter de l’argent dans ce circuit. Nous avons été si enthousiasmés par cette idée, que nous avons d’emblée commencé à travailler sur un projet de création d’une communauté autonome. Nous souhaitions non seulement être autosuffisants sur le plan alimentaire et énergétique, mais aussi créer une école et un centre de santé sur le lieu. Alors, nous étions bien plus extrêmes que nous ne le sommes actuellement : nous voulions vivre complètement sans argent, nous nous demandions même si nous allions rester affiliés à la sécu ! Cette réflexion a débuté avec trois autres personnes qui étaient intéressées par le projet, mais qui ont depuis pris une autre direction.
L’idée de départ, c’était de rester vivre à Paris pendant deux à cinq ans, le temps de mettre de l’argent de côté pour acheter un terrain, et de faire du wwoofing pendant les vacances afin de nous former. Nous ne connaissions rien au maraîchage, ni à la conservation des aliments, ni aux low tech, nous avions tout à apprendre. Après quelques mois passés à nous renseigner, nous questionner, sonder le vide abyssal de nos existences citadines, je me suis rendue à l’évidence : je ne pouvais pas attendre plusieurs années avant d’amorcer une véritable transition de mode de vie, je ressentais une réelle urgence. Nous ne pouvions pas avancer tant que nous habitions dans cette ville.
J’avais trouvé un nouveau boulot, en tant que psychologue de l’Éducation nationale en Seine-Saint-Denis. J’étais la seule psychologue pour sept écoles différentes, et tous les acteurs locaux, qu’il s’agisse de l’Aide Sociale à l’Enfance, des hôpitaux ou des Centres Médico-Psychologiques, étaient si débordés qu’ils ne constituaient en aucun cas des relais fiables. J’assistais à une débâcle institutionnelle à laquelle je ne pouvais rien, j’étais témoin de la souffrance aiguë des enfants et des familles, sans pouvoir les prendre en charge dignement. Je n’avais pas les moyens d’aider qui que ce soit, mais je me pointais tous les matins, car j’étais payée pour ça. C’était d’une grande hypocrisie, cela m’était insupportable.
Cerise sur le gâteau, je n’ai pas reçu un seul euro de salaire durant les trois premiers mois suivant ma prise de poste. L’Éducation nationale ne m’a tout simplement pas payée. D’après mes collègues, c’était courant et normal, ce qui m’a beaucoup choquée. J’ai dû emprunter de l’argent à tout mon entourage pour pouvoir payer mon loyer et me nourrir. J’étais devenue psychologue dans le but de travailler pour le service public, et je me suis juré de ne plus jamais le faire.
Nous avons décidé d’avancer la date de notre départ de Paris. Dès l’automne ou l’hiver 2021, nous irions vivre dans une plus petite ville. Ce serait une première étape vers notre but final. Nous projetions de nous installer dans un logement qui nous permette de cultiver un petit potager, d’apprendre ce que nous avons besoin d’apprendre, puis de travailler en tant que psychologues libéraux (Nicolas est également psychologue), afin de mettre de l’argent de côté et d’acquérir le terrain de nos rêves. Au départ, nous envisagions le Pays de la Loire ou la Bretagne, avec des motifs très pragmatiques. Nous imaginions que ces territoires seraient moins durement frappés par la sécheresse dans les prochaines années, en comparaison avec le reste du pays. Toutefois, en me réveillant un matin, j’ai réalisé que je n’étais guère attirée par ces régions, et que tout mon être souhaitait se rapprocher des montagnes. J’avais très envie d’habiter près des Pyrénées. Quant à Nicolas, il désirait se rapprocher de la mer Méditerranée. Il m’a dit que dans le Narbonnais, il y avait un microclimat très agréable, et nous avions tous les deux eu des échos très positifs concernant cet endroit. Nous avons décidé d’y faire un wwoofing durant l’été, afin de le voir de nos yeux et de décider si oui ou non, nous allions migrer vers cette région.
Nous avons passé deux semaines chez un maraîcher bio qui travaille sur sol vivant, en respectant les grands principes de la permaculture sans pour autant s’en réclamer. Il nous a expliqué comment ceux qu’on considère comme des nuisibles en agriculture traditionnelle cessent d’être perçus comme tels lorsque l’écosystème est équilibré. Il nous a montré qu’il est possible de s’installer en tant qu’agriculteur sans se perdre dans le surendettement, en trouvant un grand bien être dans l’existence (malgré des périodes de fatigue corporelle et mentale, auxquelles il n’échappe pas). De plus, au cours de ce séjour, nous avons découvert une chose: prendre soin des végétaux, c’est thérapeutique, et cela à plus d’un titre. C’est thérapeutique parce que cela a du sens, de s’assurer une subsistance alimentaire, de prendre soin du milieu vivant qui constitue notre cadre de vie et qui fait que nous restons en vie. C’est thérapeutique parce que ça nous redonne une place au sein de la communauté des êtres vivants qui peuplent cette planète. C’est thérapeutique parce que cela engage le corps et l’esprit, cela nous met tout entier en mouvement. Enfin, c’est thérapeutique, car cela redonne une consistance au temps, cela nous relie au rythme qui est celui des saisons, de la planète.
que nous habitons.
Dès lors que l’aspect thérapeutique du soin apporté aux plantes nous est apparu, notre projet a pris une dimension nouvelle. À présent, au-delà de notre propre autonomie, l’objectif est de créer une alliance vertueuse entre la permaculture et notre métier de psychologue, en proposant des thérapies par la terre. Qu’il s’agisse d’adultes marginalisés, d’enfants ayant reçu un diagnostic d’autisme, de personnes âgées déprimées, de jeunes cadres en burn-out, il nous semble que des personnes issues des horizons les plus divers pourraient tirer un grand bénéfice de cette approche. Redevenir un vivant parmi les vivants, cesser d’être un consommateur destructeur : voilà de quoi retrouver du sens à son existence. Rien de mieux pour faire disparaître des idées suicidaires, ou encore la croyance selon laquelle on n’aura
Jamais sa place nulle part.
Forts de ces enseignements, enthousiasmés par la région que nous avions découverte, nous avons planifié notre déménagement à Narbonne. J’ai terminé mon CDD, Nicolas a obtenu une rupture conventionnelle. En novembre 2021, nous nous sommes installés dans un appartement avec une terrasse exposée plein sud, au coeur de la ville. Autant vous dire que, pour devenir autosuffisants en légumes, c’était un peu juste… Toutefois, il nous fallait un premier point de chute, un premier terrain d’expérimentation, et nous avons trouvé cet endroit. Il nous a permis une transition douce, ce qui a été très appréciable. Pour nous, Parisiens de souche, il aurait été très difficile de nous retrouver directement parachutés en milieu rural, sans aucun repère. Vivre à Narbonne, c’était déjà très loin de ce que nous connaissions, ça nous a fait un drôle de choc !
Pour commencer, nous avons ralenti notre rythme de vie, nous avons appris à prendre le temps. Auparavant, ces mots étaient vides de sens, pour moi qui avais toujours vécu dans l’agitation épileptique de la grande ville, et qui y étais très perméable. Nous avons appris que le calme et la tranquillité permettent d’avoir l’esprit clair, de construire, de se rencontrer soi-même. Nous avons installé notre premier potager, sur notre petite terrasse. Cela peut paraître ridicule, sur le papier, mais je suis très fière du résultat ! Aujourd’hui, nous avons plus de 45 espèces de plantes différentes, et nous avons fait nos premières (modestes) récoltes de légumes et de petits fruits. Il y a des framboisiers, des fraisiers, un myrtillier, des citronniers, un clémentinier, un groseillier, des tomates, des aubergines, des piments, des cornichons, des poivrons, des salades, du cresson, des fleurs, et une farandole de plantes aromatiques.
Ceci est le résultat d’un long travail. Au cours de l’hiver, nous avons construit 4 bacs de culture en bois de palette, auxquels se sont ajoutés des pots toujours plus nombreux, puis un hôtel à insectes réalisé par nos soins. Lors de ces constructions, j’ai appris à me servir d’une scie, d’une visseuse, d’une perceuse, d’un pistolet à colle, ce qui ne fut pas une mince affaire ! En parallèle, j’ai lu tout ce que j’ai pu sur la permaculture, l’autonomie alimentaire, la collapsologie. Enfin, nous avons fait nos premiers semis (beaucoup trop tôt…), nous avons également rencontré nos amis les pucerons. Ils ne nous posent plus aucun problème, à présent que notre terrasse accueille un écosystème fourni et diversifié, mais ils nous ont donné du fil à retordre dans un premier temps ! Au mois de mars, nous sommes partis pour quelques jours de formation chez un permaculteur, au cours desquels nous avons énormément appris. Nous en sommes rentrés ultra-motivés, gonflés à bloc. Nous avons réalisé que nous serions très vite à l’étroit sur cette terrasse, même si notre premier potager est magnifique à nos yeux. Nous avons eu la chance qu’une amie nous propose de venir cultiver dans son jardin, ce qui nous a permis d’étendre notre terrain de jeu.
Simultanément, je travaillais au lancement du cabinet de psychothérapie que nous avions prévu d’ouvrir. Toutefois, quelque chose ne tournait pas rond dans cette démarche. Ouvrir un cabinet en ville, ce n’était pas ce que je voulais. Ce n’était pas en accord avec mes aspirations profondes, et je le sentais. Malgré tout, je continuais le travail de communication, car je craignais le jour où les allocations chômage cesseraient d’arriver sur nos comptes en banque.
Dans ce contexte, au début du mois d’avril 2022, nous avons reçu un appel qui sera décisif. Nous avons été contactés par le petit-fils de la propriétaire de notre appartement, qui nous apprenait que ce bien devait être vendu dans les plus brefs délais, en raison de l’état de santé de la propriétaire. Cela nous a mis un sacré coup. Après avoir traversé le pays, après avoir mis des mois à installer un potager sur cette terrasse, après avoir communiqué autour de notre activité professionnelle, il allait falloir repartir pour tout recommencer. Nous avons d’abord imaginé nous reloger dans un appartement similaire au nôtre, ou dans une maison avec un petit jardin en bordure de Narbonne. Un statu quo, en somme. Du mouvement sans
mouvement.
Petit à petit, s’est faite jour l’idée selon laquelle, si nous étions forcés de déménager, nous devions aller dans un endroit où réaliser nos projets à long terme. Nous étions enfin prêts à faire le grand saut. Au début du mois de juin, une amie nous a révélé qu’elle avait le souhait de fonder un écolieu sur le terrain où elle vit. Il s’agit d’un lieu sublime dans le Minervois, qui s’étend sur douze hectares, entre garrigue et forêt, avec une source et un ancien hameau réhabilité en gîtes. Toutes les habitations étant occupées par cette activité, nous lui avons suggéré la possibilité de construire des habitats légers. Elle a été séduite par l’idée. Nous avons imaginé nous installer en yourte à l’orée de la forêt, sur une parcelle de terrain comprenant une arrivée d’eau, où notre amie avait pour projet de se lancer en maraîchage avant de devenir la gérante des gîtes. Une autorisation de créer des emplacements de camping sur cette parcelle avait déjà été donnée, ainsi, nous ne devrions pas avoir de problèmes pour poser des habitats légers. C’était parfait, presque trop beau pour être vrai.
Ni une ni deux, nous avons préparé un dossier à présenter aux parents de notre amie, qui sont les propriétaires du terrain. Cette dernière appréhendait leur réaction, mais ils ne se sont pas montrés réfractaires au projet. Ils voulaient simplement que les termes de notre installation soient définis précisément par un contrat, afin de protéger tout le monde et d’éviter des conflits futurs, ce qui nous paraissait sensé. Nous avons planifié un rendez-vous fin juillet chez le notaire, afin d’élaborer ledit contrat. Dans l’attente, nous nous sommes renseignés sur les yourtes et leur mode de fabrication. Pour l’installation que nous souhaitions, avec des panneaux solaires, un poêle de masse, deux semaines d’assistance technique dans un atelier, plus l’achat d’un véhicule, il nous manquait environ 20 000 euros (en prenant en compte un apport financier de 8 000 euros de la part de mes parents).
Nous imaginions qu’il nous serait aisé d’obtenir un emprunt pour cette somme, d’autant plus qu’après avoir déménagé, nous n’aurions plus de loyer à payer. Nous nous trompions lourdement. Nous avons commencé par contacter la Nef, où l’on nous a rétorqué que la banque ne proposait pas de prêts concernant des yourtes pour particuliers. Premier mur, inattendu, car nous pensions nous situer exactement dans le créneau des projets financés par la Nef. Loin de nous décourager, nous avons pris rendez-vous avec ma banque, la BNP. En contraste avec l’image publique déplorable de cette entreprise, nous avons rencontré une conseillère intéressée par notre projet, qui a réellement essayé de nous aider. Elle nous a dit être contrainte par un logiciel qui ne lui permettait pas de nous accorder un prêt pour particulier, en l’absence d’un contrat de travail à durée indéterminée. J’ai repensé à ceux qui m’ont un jour dit qu’ils ne pouvaient quitter un travail qui leur faisait du mal, car ils avaient besoin de ce CDI pour obtenir un prêt et acheter un appartement. Je me suis dit que l’infâme logiciel bancaire était un excellent outil pour enchaîner les personnes au salariat. La liberté se paye manifestement cher. Toutefois, l’aimable conseillère ne s’est pas arrêtée là, elle nous a suggéré de demander un prêt professionnel, le terrain sur lequel nous projetions d’installer une yourte étant également le lieu de nos futures activités professionnelles. Les démarches à entreprendre étaient longues et complexes, mais ce n’était pas impossible. Nous avons commencé à constituer un dossier, résolus à y mettre toute l’ardeur dont nous étions capables.
Le rendez-vous chez le notaire, au cours duquel nous devions formaliser les termes de notre installation sur le terrain, était prévu quelques jours plus tard. Le matin de ce jour, alors que nous trépignions d’impatience, une mauvaise nouvelle est arrivée à nos oreilles.
L’autorisation de camping qui nous aurait permis d’installer une yourte était caduque. La maire du village n’était pas défavorable à notre projet, mais elle ne nous soutiendrait pas sans une autorisation de la Direction départementale des Territoires et de la Mer. Selon la maire, les chances d’obtenir cette autorisation étaient très minces, sinon nulles. Nous étions prêts à mener cette bataille juridique, à bricoler une installation provisoire le temps nécessaire, mais pour les propriétaires du terrain ainsi que pour notre amie, cela constituait un trop grand obstacle. Ils n’étaient pas prêts à donner toute leur énergie pour chercher des solutions, leur investissement n’allait pas aussi loin. Nous avons mis quelques semaines à comprendre que ce projet en apparence idyllique était tombé à l’eau, et que notre avenir ne se situait pas là.
Dans les heures qui suivirent cette indigeste nouvelle, nous avons embarqué dans un covoiturage pour le Limousin, où nous avons participé à un atelier selon le “Travail qui relie”. Il s’agit d’une méthodologie de transformation individuelle et collective, dont la militante écologiste Joanna Macy est à l’origine. Entre moments collectifs d’expression de notre gratitude puis de notre souffrance pour la Terre, échanges duels et temps méditatifs, nous avons mené un travail de réappropriation des capacités d’action que nous possédons. Je ne m’attendais pas à vivre une telle expérience. Ces quelques jours ont été intenses, riches d’échanges entre les participants, mais aussi de découverte de soi-même. J’en suis ressortie tout aussi épuisée que ressourcée. Rien de mieux pour se recentrer, réaligner nos aspirations profondes avec nos actions, et tendre vers une forme d’harmonie.
Cet atelier du “Travail qui relie” a eu lieu sur un terrain appartenant à des amis, qui vivent grâce à l’eau d’un puits et ne sont pas raccordés au réseau. Au milieu du week-end, l’eau a cessé de couler au robinet. Au fond du puits, on ne voyait plus d’eau, seulement de la vase.
Impossible de savoir si le puits était bouché, ou s’il était tout simplement vide. Quelqu’un devrait y descendre dès la fin des ateliers, afin d’en avoir le coeur net. En attendant, toute une gamme d’émotions douloureuses se voyait convoquer face à cette situation. Des personnes qui se pensaient autonomes sur le plan de l’eau voyaient leur sécurité voler en éclat, sur fond d’un été marqué par des incendies dévastateurs, des sécheresses inédites, et des tempêtes meurtrières. Pour ma part, cela a ravivé ma peur d’avoir faim, ma peur d’avoir soif, ma peur de ne pas être capable d’assurer seule ma subsistance, moi qui ai toujours eu de l’eau et de la nourriture à portée de main. Les ressources de la Terre, celles qui me nourrissent, s’amoindrissent par la faute de certains êtres humains dont je fais partie, et je n’ai pas la moindre idée de la manière dont je pourrai survivre aux crises qui nous attendent. Je me sens faible, moi qui ai toujours vécu dans un univers tiède où on allume la clim quand il fait chaud, on met le chauffage quand il fait froid, et on ouvre le robinet quand on a soif.
Finalement, le puits était bouché, nos amis ont encore de l’eau sur leur terrain. Quel soulagement ! Toutefois, des questionnements d’une importance capitale, portés par la dynamique de l’atelier, se sont ouverts dans ce moment d’incertitude.
Mon sentiment d’être faible, trop faible pour faire face aux transformations qui nous guettent, s’est encore renforcé lorsque, dans les jours suivants, nous nous sommes rendus près de Pau chez deux amis d’amis. Ils se sont récemment installés sur un terrain magnifique, en pente, difficilement accessible, où se trouvent quelques champs et un bout de forêt. S’y trouve également une vieille maison inhabitable, ils oeuvrent pour la réhabiliter avant l’hiver. En attendant, ils vivent tous les deux en caravane, avec une cuisine extérieure reliée à des panneaux solaires, deux douches solaires, des toilettes sèches et une cuve de récupération d’eau de pluie (qui n’est pas remplie, au vu de la pluviométrie du moment…). Pour boire, ils remplissent des bidons d’eau potable où ils peuvent, chez des amis ou de la famille. J’ai été impressionnée par leur vitalité, leur créativité, leur capacité à s’en sortir en dépensant peu d’argent, en faisant appel à un réseau de solidarités.
Je n’ai pu que mesurer ce qui m’a semblé une gigantesque montagne, entre mes capacités actuelles, et ce que j’allais devoir accomplir pour mener à bien la transition nécessaire à ma vie. Lorsque nous aidions ces gens pour les travaux de leur maison, je fatiguais vite, j’avais mal aux mains, mal aux bras, j’étais infiniment moins efficace qu’eux. La faiblesse de mon corps de sédentaire étrangère aux travaux manuels se rappelait à moi. De plus, je vivais mal le fait d’être constamment dans la poussière, de me sentir sale, de ne pouvoir m’abriter à l’intérieur lorsqu’il fait trop chaud. Comme si mon être avait été constamment enveloppé de coton, et peinait à se confronter à la rudesse de la vie… Ce séjour m’a apporté énormément, il a décuplé ma volonté de me réapproprier mes mains et mes capacités physiques, puis il a permis d’importants déblocages au sein de ma psyché. Il me paraît surnaturel de vivre dans un logement où les excréments sont évacués dans l’eau potable, c’est devenu une réelle souffrance.
Le temps passant, Nicolas et moi avons digéré notre déception concernant le projet d’installation dans le Minervois, puis nous avons envisagé une autre possibilité, de manière de plus en plus sérieuse. Le grand-père de Nicolas est propriétaire d’une maison située dans un village du Gers, sur un terrain de 1800m2 où court un ruisseau et où s’élèvent quelques arbres fruitiers. Aucun membre de la famille n’est intéressé pour vivre à l’année dans cette maison, qui devait être vendue bientôt.
Et si nous nous y installions ?
Elle offre un espace largement suffisant pour que nous soyons autonomes en légumes, en fruits et en oeufs. Nous pourrions également y ouvrir un cabinet de psychothérapie ; puis y recevoir des groupes pour des ateliers tels que le Travail qui relie, lorsque nous serons formés à cette pratique. Le cadre n’est pas propice à l’installation d’un grand collectif, toutefois des solidarités tout aussi précieuses peuvent être construites au sein du village. Cela aurait pour avantage de garantir une ouverture sur l’extérieur, sujet qui m’a beaucoup tracassée lorsque le projet de création d’une communauté autonome est né.
Nous nous réjouissons de cette belle opportunité, et nous sommes impatients d’avoir confirmation qu’elle deviendra réalité. Reste un point qui me chiffonne. Nous avons décidé de ne pas consacrer les prochaines années à accumuler du capital pour acheter un terrain, nous avons souhaité nous en passer pour accomplir notre transition. Toutefois, notre installation dans la maison du Gers (récemment confirmée) s’accomplirait grâce au capital accumulé par nos familles : c’est parce que le grand-père de Nicolas a acquis cette maison que nous allons pouvoir la racheter à notre rythme, sans nous enchaîner à un CDI et un prêt bancaire, et c’est grâce à l’argent accumulé par mes parents que nous pourrons réaliser les travaux que nous souhaitons dans la maison (isolation, installation de panneaux solaires…).
Nous sommes très loin de nous être émancipés du capital, ce qui sera certainement une des choses les plus cruciales et difficiles que nous devrons accomplir.
Céline Thomson