Olivier Nattes est artiste, constructeur, chercheur, fondateur de la Nourrice, un jardin forêt comestible et habitable à Aubiet (32), cofondateur du restaurant solaire Le Présage à Marseille. Il inscrit sa pratique au confluent de l’art, des sciences et de l’écologie. Entretien avec Pauline Lisowski.
HF : Et l’occasion s’est présentée !
Olivier Nattes : Et puis il y eut une occasion : un concours remporté pour réaliser une œuvre de land art pérenne au sein d’un jardin dans un petit village du Sud-Ouest. J’ai proposé cela, en ouvrant le concept sur une dimension de convivialité. Un jardin d’un nouveau genre, où chaque élément aurait la place qui lui revient et où l’humain ne serait pas placé au centre, mais lui aussi comme auxiliaire coréalisant. Ce fut la création du jardin La Nourrice, un jardin-forêt comestible et habitable.
HF : Comment un jardin est-il pensé comme une œuvre d’art ?
Olivier Nattes : Je dirais que c’est un jardin pensé et construit selon des préceptes qui président à l’élaboration d’une œuvre d’art, de sorte que cela produise chez le visiteur un ensemble d’effets et de stimuli qui sont de l’ordre d’une expérience esthétique produite par le travail d’un artiste, et que cette expérience conduit à modifier le rapport qu’a ce visiteur au paysage, à la nature, exactement comme le fait une sculpture ou un tableau sur un sujet donné. Si ce n’est qu’ici, le visiteur peut à son tour s’impliquer dans le jardin et l’accompagner pour en être aussi le co-réalisateur, avec l’artiste et le vivant à l’œuvre.
On est assez proche de la définition de l’esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud. Par ce travail, j’offre au visiteur de tisser des relations nouvelles avec le milieu et ceux qui l’habitent, humains ou non-humains, ainsi qu’avec des phénomènes et une faune habituellement invisibilisés. L’art a toujours été le reflet des époques qu’il traverse ; il a toujours eu, dans ses avant-gardes, cette nécessité de révéler ce qui va être essentiel par la suite.
Des projets artistiques à la lisière du jardin et du paysage
HF : Comment penses-tu le jardin en tant qu’œuvre d’art ?
Olivier Nattes : Ma pensée concernant le jardin trouve son origine dans mon enfance et dans un sentiment d’incompréhension que je ressentais face à la gestion du paysage autour de moi, déjà très anthropisé. Je ne comprenais pas le manque d’attention porté à la nature et la violence que cela pouvait représenter parfois. Pourquoi ne laissions-nous pas la place aux autres ? Pourquoi fallait-il toujours raser les haies et les bois, boucher les mares, pousser à la fuite ceux qui étaient là, autres que nous, et faire disparaître la poésie des lieux ? En ce sens, c’est plus une pensée du paysage et de l’emprise que l’on a sur lui qu’une pensée du jardin. Comment vivre sur cette terre de façon plus harmonieuse avec les autres vivants et les phénomènes qui œuvrent à l’équilibre des écosystèmes ?
HF : Quel est ton regard sur la nature ?
Olivier Nattes : La nature, ou un écosystème accompli ne cherchent pas la beauté ; celle-ci advient dans notre regard d’humain, mais elle se trouve être une conséquence des synergies à l’œuvre. Et donc, la question que je me suis posée, c’est : « Que se passerait-il si l’on donnait à la nature au sens large, au sol, aux végétaux, aux auxiliaires du vivant, tous les moyens et conditions pour qu’ils soient en mesure de s’accomplir de leur mieux ? » En créant les conditions techniques d’un tel possible à l’échelle d’un jardin, en se basant sur les savants travaux de mes prédécesseurs, que se passerait-il ?
HF : Comment cela s’est-il traduit dans ton travail ?
Olivier Nattes : Ces pensées ont peu à peu infusé mes recherches artistiques. J’ai découvert d’autres points de vue et des réalisations alternatives à l’agriculture conventionnelle, comme la permaculture, l’agroforesterie, la pensée de Gilles Clément, Masanobu Fukuoka, Bill Mollison, Sepp Holzer, etc.
J’ai lu des essais et des études scientifiques permettant de sortir du crédo de la théorie évolutionniste de la loi du plus fort et qui décrivent que le vivant, les écosystèmes et leurs accomplissements reposent plutôt sur des formes d’entraide et de coopération. Et qu’en favorisant ces alliances, on pourrait développer des milieux d’un genre nouveau. C’était une confirmation de ce qui n’était alors qu’intuition : le monde est une sorte d’équilibre de variables interdépendantes, ce qui le rend d’une certaine manière très plastique.
Comme dans une œuvre d’art, où chaque élément qui la constitue est lié à l’ensemble dans une composition qui tend à un certain équilibre, la nature est une composition globale, vivante, en échanges et en mouvements permanents.
Cela m’a conduit à vouloir m’emparer de ces questions avec une pensée plasticienne. Je voulais réaliser une sorte d’installation géante sous la forme d’un jardin dans lequel le design serait pensé non pas en termes d’efficacité esthétique, mais en termes d’efficience des fonctions synergiques. Et qu’une esthétique singulière s’en dégagerait par la suite.
HF : Comment, dans tes projets, prends-tu en considération l’accueil du vivant humain et non-humain ?
Nous sommes interdépendants des autres espèces et des phénomènes naturels qui nous entourent. Chaque jour, de manière désintéressée, par leurs vies et intrications, ils concourent à nos conditions d’existence. De fait, la question de l’accueil du vivant non-humain n’existe pas vraiment, dans le sens où je me sens, non pas l’hôte de ce vivant, mais plutôt celui qui est accueilli en son sein. Ce positionnement est prééminent à toute action au jardin. C’est pour moi une sorte d’évidence et donc de devoir. Je suis en leur domaine et issu d’eux, ou grâce à eux, au travers d’une longue descendance.
HF : Le jardin n’appartient donc pas qu’aux humains ?
La pensée écologiste ne différencie pas les espèces, elle les place toutes sur le même niveau. Ainsi, je prends soin de tout organisme que je rencontre comme si c’était un membre de ma famille élargie. Les humains en font partie, mais, je dois l’admettre, ce ne sont pas forcément les premiers destinataires de mon intention lorsque je participe à la conception d’un jardin. Nous devons sortir de toute forme de domination.
L’accueil que j’offre à mes semblables est circonstancié et cadré. Ce cadre prend la forme d’un protocole d’usage du jardin qui permet d’éviter que les gens ou leurs enfants ne fassent n’importe quoi lors d’une simple visite, ou que des volontaires fassent des erreurs de gestion. Ensuite, il s’agit de prendre soin d’eux au travers de tout ce que le site peut leur offrir.
HF : Dans ta démarche, de nombreuses disciplines se croisent. De quelle manière ?
Lorsque je suis entré dans le domaine des arts, je faisais du dessin et de la peinture. Je tentais de comprendre la façon dont le monde vient à nos yeux et comment l’image se construit dans notre cerveau par un ensemble de nuances colorées liées au comportement de la lumière et à son interaction avec les matériaux. J’ai ensuite été intéressé par la façon dont le monde existe, comment il est fait par-delà ses apparences extérieures. Cela sous-entend s’intéresser aux sciences et lire beaucoup de travaux.
HF : Tu veux dire que tu intègres les phénomènes naturels ?
Les phénomènes naturels et tout ce que cela comprend sont aussi fascinants pour moi que le travail des artistes, le mystère de la vie et de l’évolution, le changement d’état de l’eau, la pression atmosphérique, l’ensemble des réactions de certains matériaux ou phénomènes lorsqu’ils sont combinés, etc. Tout cela recèle en plus une immense poésie, que les expériences scientifiques des siècles passés mettaient en avant d’une façon assez plastique.
HF : Quel rapport cela entretient-il avec ta création ?
En m’inspirant de ces disciplines, j’en viens à créer des dispositifs esthétiques qui visent à montrer des forces non visibles à l’œuvre autour de nous et parfois constitutives de notre rapport au monde. Et parfois, ces recherches vont aboutir à des applications plus concrètes, comme un fourneau solaire de cuisson, un méthaniseur de biogaz ou un condenseur d’eau, par exemple. Le design spéculatif est une forme résumée et aboutie de la plasticité d’un ou plusieurs phénomènes combinés.
HF : Quelle place accordes-tu au dessin au quotidien ?
J’use du dessin dans sa dimension technique et artistique. C’est d’abord une façon de prendre des notes, de garder en mémoire et de chercher. J’ai souvent cette phrase en tête d’Henri Michaux : « Ce n’est pas dans la glace qu’il faut se considérer. Hommes, regardez-vous dans le papier. »
Comme si le langage servait à définir des concepts précis, et que le dessin poursuivait cet usage en ouvrant le champ des possibles à l’imaginaire, à la nuance, à la singularité ou à la précision.
HF : Donc, pour toi, le dessin est multiforme ?
Le dessin est un vecteur de sens, un outil de recherche prospectif et exploratoire. Il me permet de concevoir mes pièces en amont, de visualiser certaines possibilités techniques ou phénoménales. Ensuite, j’use du dessin dans sa dimension artistique pure. Je pratique ce type de dessin sous différentes formes et avec différents médias, et dernièrement avec des graines. J’aime aussi la simplicité de moyens qu’emploie le dessin : une feuille, une mine. Cela rejoint ce besoin de sobriété que je recherche. Je suis toujours accompagné d’un carnet, pour croquer sur le vif ce que j’ai sous les yeux ou dans l’écran de mon esprit.
Des œuvres à expérimenter, impliquant un engagement et une forme de soin
HF : De quelle manière tes œuvres peuvent-elles avoir des usages et lesquels ?
Certaines de mes œuvres sont à vivre ou à expérimenter, comme par exemple, ce jardin La Nourrice, Welcome ou Ziva. Il ne s’agit pas simplement de quelque chose à voir ou autour duquel tourner comme dans une exposition. J’aime pousser plus loin cette possibilité, créer une expérience plus complexe, entre une œuvre que je propose et la manière dont le public la rencontre.
“J’ai retrouvé des visiteurs endormis dans mes œuvres”
Dans certaines de ces œuvres, on peut s’allonger, ce qui n’est généralement pas prévu lorsque l’on va voir une exposition. J’ai retrouvé des visiteurs endormis dans mes œuvres, ce qui représente pour moi une forme de réussite dans mon travail : quelque chose de cette tension que l’on a dans la vie foisonnante contemporaine s’est rompu, au point que quelqu’un s’est senti libre de rester et de s’abandonner là, à la rêverie et au sommeil.
HF : Quelle est la dimension engagée et pédagogique dans ta pratique ?
Selon les périodes, l’art revêt des dimensions plus ou moins politiques. C’est souvent un contrepouvoir lorsque les pouvoirs institutionnels dépassent le bon sens. Autrement, l’art a bien d’autres sujets à traiter. La dimension politique du jardin La Nourrice ou du restaurant solaire Le Présage est évidente. Il s’agit d’œuvrer pour un monde plus juste, (éco)logique, harmonieux, etc.
L’art est inspirant et peut transmettre des valeurs, agir dans la société et faire advenir des réalités, au même titre que des luttes ou des manifestations revendicatives vont pouvoir le faire. Il s’agit d’un autre mode d’action, qui montre déjà l’accomplissement d’une idéologie et permet d’en valider le bon sens par la manifestation d’une réalité présente, par-delà la théorie.
Et l’expérience que l’on peut en faire me semble parfois plus agissante qu’un long discours. Au jardin La Nourrice, cette dimension pédagogique est très présente. L’œuvre est un support que des associations, des écoles ou des centres aérés saisissent pour transmettre des savoirs et des pratiques.
HF : Y a-t-il un protocole de soin pour tes œuvres et lequel ?
Par rapport à ces œuvres-jardins, oui. Le protocole consiste d’abord à ne rien faire qu’écouter, être là, regarder, prendre la mesure de ce qu’il se passe, intervenir non pas pour que le jardin corresponde spécialement à la projection que l’on s’en fait, mais pour l’accompagner dans la direction propre vers laquelle il s’oriente. Selon ses besoins. Agir uniquement si nécessaire ou dans une dimension de soin, d’ajout positif.
J’aime le terme agrader, en opposition à dégrader, et ce terme peut servir ici pour décrire toutes ces actions au jardin pour concourir à l’aider : par exemple, pailler les arbres, éclaircir les cultures, les diversifier, offrir du compost, des matières organiques saines, accepter l’inattendu et lui offrir une place, etc. Agrader serait peut-être un équivalent contemporain du concept ancien d’offrande.