Lorsqu’ils ont quitté la région parisienne pour s’installer en Puisaye, François et Aurélie n’étaient pas paysans. Aurélie était comptable et François, ancien éducateur, organisait des concerts. La terre et ses gestes de culture semblaient bien loin ! François n’était sûr que d’une chose parce qu’il l’avait expérimentée : on peut apprendre grâce à l’éducation populaire. Et tous les deux voulaient apprendre à cultiver selon les règles de la permaculture.
Apprendre, c’est expérimenter et se heurter aux croyances
Les premières des croyances, ce sont les nôtres ! Comme tous bons citadins, François était sûr de travailler à la grelinette, de parvenir à l’autonomie rapidement, et tout ceci dans la plus grande sobriété. C’était sans compter les gestes répétés sur les lombaires, les journées de 24 heures, mais pas plus et la nécessité de dormir, un peu ! C’était oublier la pluie, le manque de pluie, le vent et autres intempéries intempestives !
Rencontre autour de l’éducation populaire paysanne
François, en 10 ans, est devenu un paysan. “Je suis un paysan au sens des habitants du pays.” Et les habitants du pays prennent soin de leur terre, de leurs voisins, des enfants comme des adultes.
Apprendre, c’est comprendre
Il a bien compris François. Il a modifié son équipement et a ajouté un petit tracteur à la grelinette ! Mais il a aussi compris une chose : il faut transmettre les savoirs et savoir-faire paysans.
HF : Qu’est-ce que l’éducation populaire paysanne ?
Pour moi, c’est une histoire de transmission. Et pour Aurélie, comme pour moi, c’est un mot très fort. Depuis le tout début du projet, cette idée est là. Moi, j’ai mal commencé avec l’école et ça a duré. Quand on m’a expliqué en 3e que j’allais partir en BEP comme mon frère parce que j’étais pas assez malin pour la filière générale, ça m’a fait mal ! J‘ai passé le BEP, puis un bac pro. J’étais toujours convaincu de n’être pas intelligent. Les adultes devraient réfléchir avant de dire à un gamin qu’il est idiot ! Parce que les enfants croient ce que leur disent les grands.
J’ai découvert à la naissance de ma fille que je n’étais pas idiot. Mais bizarrement je faisais un peu comme si, et j’avais 27 ans. C’est internet qui m’a ouvert des horizons parce que l’algorithme ne te juge pas. Et même s’il y a à dire sur la manière dont les algorithmes nous baladent, là, à ce moment, c’était une chance.
HF : Qu’est-ce qui éveillait ta curiosité ?
Je voulais comprendre comment fonctionnait le monde. Être autonome, ne pas dépendre du commerce me paraissait vraiment désirable. Alors, je me suis intéressé à l’histoire et j’ai lu tout ce que je pouvais lire avant de tomber de sommeil : Henri Guillemin et d’autres. J’ai appris à douter, mais j’étais sûr qu’il fallait savoir d’où on venait pour savoir où aller. J’ai donc dévoré des auteurs contradictoires pour forger une opinion et ne pas être le produit d’une éducation que, d’ailleurs, je n’avais pas reçue. Être formé, mais pas formaté.
HF : C’est l’histoire qui t’a conduit à l’éducation populaire ?
Oui… et non. Je me suis intéressé aux techniques, pour devenir autonome au sens où l’a développé l’Atelier paysan. Et puis, je regardais ma fille et je me demandais ce que voulait dire être humain.
Je suis tombé sur le documentaire de Thierry Kruger, un truc époustouflant boudé par toute la distribution, même militante ! « La possibilité d’être humain » mettait par terre tout ce que je connaissais et interrogeait les fondements mêmes de notre société. Alors forcément, ça décoiffe ! Ça m’a fait un choc et j’ai regardé dans la foulée « Demokratia » et « Sous les pavés, la terre ». Je suis vraiment en désaccord avec l’ordre établi, je sais que notre société et son agriculture marchent sur la tête !
Des livres et des vidéos historiques, politiques, philosophiques, médicaux, religieux… tout ce qui m’était accessible m’a nourri. Je me suis autoformé. Et puis j’ai rencontré d’autres personnes que ça intéressait. J’ai ferraillé, argument après argument et peu à peu je me suis construit de toutes ces connaissances tricotées avec toutes les rencontres.
Et c’est pour ça que quand j’ai rencontré cette magnifique idée qu’est l’éducation populaire, j’ai craqué !
HF : Qui sont les auteurs qui t’ont inspiré ?
J’ai découvert ça avec Franck Lepage et ses bouteilles de flotte. Ça a changé mon regard sur le monde.
Et j’ai regardé toutes les conférences gesticulées. C’est après ça que j’ai décidé de faire de l’éducation populaire paysanne. Les jeunes de Puisaye, en Bourgogne, avec le département de la Nièvre à quelques centaines de mètres du Jardin des Thorains, ils s’ennuient. J’avais déjà croisé l’ennui en banlieue, mais là, ils sont éteints par l’absence de possibilités. Zéro ouverture culturelle. Quand tu n’as pas un rond pour prendre le car jusqu’à Auxerre, tu ne vas même pas au cinéma. Et pourtant, ils ne sont pas plus cons que les autres ! Il faut seulement les réveiller.
L’éducation populaire, c’est un ministère qu’on crée à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, piloté par le Conseil national de la résistance (CNR). Tu sais, c’était des communistes et des gaullistes qui parvenaient à se mettre d’accord sur une idée importante : c’est que le manque d’éducation politique des populations avait favorisé la montée du nazisme. Cette idée d’éducation populaire avait pour objectif d’offrir aux 18/25 ans une vraie faculté de penser et un esprit critique. Ça a duré 5 ans avant que le pouvoir industriel et politique ne s’en empare.
Avec Franck Lepage, j’ai aussi appris la différence radicale qu’on doit faire entre compétences et qualifications.
« À la Libération, les horreurs de la Seconde Guerre mondiale ont remis au goût du jour cette idée simple : la démocratie ne tombe pas du ciel, elle s’apprend et s’enseigne. Pour être durable, elle doit être choisie ; il faut donc que chacun puisse y réfléchir. L’instruction scolaire des enfants n’y suffit pas. » Franck Lepage
HF : Où mets-tu la nuance entre compétence et qualification ?
Ici, nous accueillons des jeunes qui n’ont pas de qualifications, au sens où ils ne savent rien faire. Ils ne connaissent pas de gestes techniques, n’ont aucune connaissance botanique. La plupart ont des voisins agriculteurs et ne leur ont même jamais parlé.
Mais tous ont des compétences qui reposent sur le savoir-être. On veut leur enseigner les techniques et l’esprit de la permaculture ; ce sont les gestes qui permettent de semer, de planter, de repiquer, de désherber, de récolter ; ce sont les postures pour utiliser des outils sans s’abîmer trop.
Tout ce qui peut les conduire à choisir ce métier ou pas. Mais s’ils doivent s’orienter ailleurs, ils sauront un peu pourquoi et surtout que tout peut s’apprendre.
HF : As-tu rencontré un enseignant qui t’a marqué ?
Moi, j’ai eu des profs de technique, dont deux qui m’ont redonné un peu confiance. Des profs en bleu. Ils m’ont montré les gestes et après j’ai su les faire. Et d’un coup, on me disait que c’était bien. Les jeunes qui arrivent au Jardin des Thorains sont comme moi. Ils pensent qu’ils ne valent pas grand-chose parce qu’ils ne savent rien. En repartant, c’est un peu mieux. Je leur montre, à mon tour, les bons gestes, je leur apprends à prendre soin d’eux. À moi, personne ne m’a expliqué qu’on a qu’un corps pour toute la vie et qu’il faut le préserver. Et quand on est paysan, qu’on cultive la terre, mieux vaut en être conscient.
Et je les félicite.
Il faut le leur dire. Parce que souvent, personne ne leur a dit, c’est bien. Ce qu’on leur a répété, c’est que tu es nul ou nulle, tu ne comprends rien ! Et ce n’est pas vrai du tout ! Il y en a même qui n’ont jamais entendu « Je t’aime. »
HF : l’éducation populaire paysanne, c’est différent du lycée agricole ?
Moi, je me revendique anarchiste selon la définition d’Étienne Chouard : l’anarchie, c’est l’ordre sans le pouvoir. Moi j’ajoute « au service de l’intérêt général. » En travaillant, en apprenant, je leur explique pourquoi l’autonomie donne de la puissance. Je leur parle de leur liberté qui n’est autre que le choix des contraintes qu’on accepte. Je leur parle du pouvoir politique, du pouvoir de l’argent, du commerce, de la pub, des réseaux… Parce que leur apprendre les gestes de la permaculture, ce n’est pas difficile. Mais, éveiller leur conscience en les laissant penser par eux-mêmes, ça demande du temps et une vraie relation.
HF : concrètement, comment ça se passe ?
Ce sont des ados le plus souvent ; des garçons ou des filles qui arrivent ici en stage, en alternance, des woofers, des services civiques. On reçoit aussi les gamins des écoles alentour, les groupes qui visitent dans le cadre d’une formation. À tous les ados, j’explique que chacun des gestes de notre vie est politique, au sens noble de ce mot. On mange bien si on produit bien.
On travaille bien quand on comprend pourquoi, comment et qu’on est respecté tant pour sa qualification que pour ses compétences. Prendre soin de soi et des autres est ce qui nous rend forts et puissants, tout comme l’autonomie. Les relations avec les autres humains et le vivant en général nous sont vitales. La liberté n’est pas le n’importe quoi, elle se construit, se vit et se défend.
HF : et ça marche ?
Pas avec tout le monde bien sûr. J’ai été éducateur en banlieue parisienne. Et j’ai été surpris de découvrir qu’il existait encore un mouvement d’éducation populaire chez les éducs. Une bonne surprise ! Mais, si j’y crois à fond, je sais aussi qu’on n’a jamais assez de temps et que certains jeunes auraient besoin de plus. Ici, on accueille 80 à 100 personnes par an, des motivés aux décrocheurs scolaires. Ils ne partent pas tous de la même base. Mais on commence à apprendre les gestes, les plantes, les saisons, on se fait confiance. C’est vrai que parfois, on doit se bagarrer avec eux pour que les échanges soient courtois, au moins corrects. Quand on n’a connu que la violence verbale, comment veux-tu être bien poli.e ?
Tu sais, au bout d’un moment, on leur demande quels sont leurs rêves. Et j’ai constaté que tout le monde n’a pas les outils pour rêver, ou plutôt, tout le monde ne s’autorise pas. 3 sur 4 m’ont répondu : non, on n’a pas de rêves. Mais les rêves, ça émerge quand on travaille en coopération plutôt qu’en concurrence. Moi ce que j’espère avec eux, c’est rallumer la flamme et les faire réfléchir. L’éducation populaire paysanne, c’est ce tissage de la connaissance botanique et des gestes techniques avec une conscience du monde qui permet de faire des choix éclairés pour la société et pour soi-même.
Tout est bio
Au Jardin des Thorains, on produit environ 50 000 plants maraîchers, des graines et du chanvre CBD. Au printemps, on compte 250 variétés, dont 50 que pour les tomates ! Une partie est vendue en plants, une autre en graines et pour le reste nous vendons des préparations. Depuis 3 ans , on propose de l’huile, des fleurs ou de la tisane de CBD. On respecte l’éthique de la permaculture même si parfois c’est compliqué.
Aurélie donne maintenant des cours au CFPPA (Centre de Formation Professionnelle et de Promotion Agricole).