Dans son livre, Paysmages • Exercices de déchiffrement, le philosophe Gilles A. Tiberghien réunit un ensemble de textes rédigés sur des démarches d’artistes, dont la photographie est une part majeure du travail. Chacun nous ouvre des pistes de réflexion pour penser le paysage, pour le déchiffrer.
Des photographies pour aborder le paysage
Hortus Focus : Tu écris que dans les images, il y a en puissance ce que les architectes et les paysagistes appellent un “projet”, peux-tu préciser ?
Gilles A. Tiberghien : Le « projet », c’est une notion que j’ai comprise lorsque j’ai travaillé avec des paysagistes et des architectes. Elle m’était au départ très étrangère, voire assez énigmatique. Je voyais cela comme le moment arrêté de quelque chose qui s’est produit et qui va se résoudre en une figure à peu près satisfaisante tout en sachant qu’elle est destinée à se modifier. C’est donc cette relance du temps d’arrêt d’un paysagiste, d’un artiste, d’un photographe dont il est ici question. La photographie de paysage m’intéresse en ce qu’elle n’est justement pas quelque chose de figé, bien au contraire. C’est une image dont la profondeur ouvre sur des territoires, sur des traversées possibles, des corps en mouvement et donc des imaginaires.
HF : Par rapport à tes derniers livres, comment revisites-tu cette question du paysage par le médium photographique ?
G A. T : J’avais déjà écrit un livre sur le sujet, La nature dans l’art sous le regard de la photographie (Actes Sud). Je l’avais écrit pour comprendre le rapport des artistes à cette question de la représentation qui est chaque fois différente pour les uns et pour les autres et à certains moments de l’histoire des œuvres d’art dans la nature, dans le land art, l’art végétal, etc. Cette question peut se poser avec des attendus différents. Par exemple, en quoi distinguons-nous l’œuvre de son image ? On ne le peut pas toujours. Et en particulier pour des œuvres éphémères qui vont subsister quelques jours, quelques semaines, voire davantage, et disparaitre ensuite.
Est-ce que l’image alors n’est que le témoin de cette production ? Est-ce qu’elle est secondaire par rapport à l’œuvre, ou est-ce qu’au contraire, elle a un statut particulier qui fait qu’elle n’est pas simplement un document mais aussi une œuvre ? Dans l’histoire de l’art des années 60-70 s’opère cette absorption de l’œuvre dans le document et conjointement un changement du statut artistique du document. Ce que l’artiste présente alors, est-ce simplement la trace de l’œuvre ou est-ce que cette trace elle-même fait œuvre ?
Je suis alors revenu sur le travail de certains artistes dont j’avais déjà parlé. Richard Long et Hamish Fulton en particulier, sont liés au land art sans en faire vraiment partie, car aucun des deux ne s’en réclame. De même, j’ai repris un texte sur Alex MacLean destiné à présenter son œuvre pour essayer de montrer ce qu’il a de singulier, en quoi il est différent de quelqu’un comme Yann Arthus-Bertrand, plus connu en France. Ce point de vue d’en haut est important dans l‘histoire de la photographie de paysage.
HF : Comment as-tu conçu l’organisation de l’ouvrage ?
G A. T : De façon rythmique, pas chronologique. J’ai voulu que les textes longs et cours alternent. Il y a des textes plus conceptuels, plus détaillés et d’autres qui sont beaucoup plus simples, plus immédiats qui relèvent d’une analyse plus sensible. Il me semblait intéressant de les intercaler pour leur donner une autre résonance en contact les uns avec les autres. Chaque chapitre constitue une clef d’entrée pour penser le paysage, et une traversée pour reprendre ce terme, à partir de séries photographiques abordant diverses notions relatives à notre perception de la nature. Chaque texte a son style d’écriture. Certains sont plus liés à l’histoire de la photographie, d’autres, comme je l’ai dit, plus conceptuel ou plus descriptif.
HF : Que peut la photographie pour nous amener à réfléchir sur la notion de paysage ?
G A. T : C’est la multiplicité de ses approches qui m’intéresse. La photographie n’est pas une seule manière de regarder. Dans Le paysage est une traversée (éditions parenthèses), je cherche à expliquer que le paysage est une expérience. Il ne commence pas à un endroit ni ne s’arrête à un autre. À chaque fois, c’est grâce à des ruses, à des constructions que nous accédons de façon plus riche à cette expérience sans méconnaître pour autant ce que peut-être de façon plus immédiate le sentiment du paysage.
Au cœur des démarches d’artistes
HF : Tu parles de photoxique à propos du travail de Suzanne Doppelt, peux-tu préciser ce que signifie ce terme ?
G A. T : C’est encore un mot-valise un peu comme Paysmage. Le texte sur Suzanne Doppelt est une sorte de rêverie sur les herbes, les plantes, que leur mise en relation, grâce aux montages qu’elle opère, semble plonger dans une sorte de chaudron de sorcière en faisant ressortir leur côté sombre. Dans le rapport que ses textes – car elle est aussi, et surtout, poète – ont avec les images et les lieux, on peut parler d’une sorte d’alchimie.
HF : N’y a-t-il pas un rapport aussi politique dans certaines images avec la question de savoir comment l’humain habite les lieux ? Je songe notamment à la campagne photographique qu’a menée Thibaut Cuisset ?
G A. T : Une de mes références importantes est John Brinckerhoff Jackson. À la fin des années 1990, on sortait d’une approche du paysage encore surdéterminée par l’histoire de l’art. Avec Jackson le paysage apparait comme quelque chose de beaucoup plus politique, reflétant l’activité des hommes qui y vivent. Jackson montre aussi comment, dans le paysage coexistent des usages différents à des échelles différentes. C’est aussi toute la question du vernaculaire qu’il permet de penser. Les images de Thibaut Cuisset disent aussi quelque chose de cela sans se réduire à cela.
HF : Quelle relation les artistes marcheurs ont avec la photographie ?
G A. T : Les œuvres du land art historique ont été souvent réalisées dans des endroits très reculés, difficiles d’accès et supposent, pour qu’on puisse les voir, des traces, des témoignages, donc des images. Les textes mis à part, ce sont des photos ou des films qui en rendent compte. Mais ils ne peuvent en aucun cas se substituer à elles.
Pour ces artistes, il n’est pas question de réduire leurs œuvres à des photographies. Une fois que Richard Long a pris en photos les lignes ou les cercles qu’il a construit, il remet tout en place et ne laisse rien de ces constructions. En exposant dans des galeries ou dans les musées d’autres cercles ou d’autres lignes de pierres, il produit des sortes d’équivalents de ses marches, faisant écho à ce qu’il a pu faire dans les paysages. Mais la véritable chose est la marche elle-même.
De même pour Fulton : No walk, no work, pas de marche, pas d’œuvre, ne cesse-t-il de répéter. Car il le dit aussi, « Un objet ne peut pas rivaliser avec une expérience ». L’image est toujours ouverte sur quelque chose d’autre.
« Un objet ne peut pas rivaliser avec une expérience »
HF : On suit le fil de l’eau dans les photographies de Bertrand Stoffeth, en quoi l’eau permet-elle de parler de paysage ?
G A. T : Les paysages désertiques sont « en manque d’eau », car l’eau est la vie dont témoigne un paysage. D’ailleurs le mot pour désigner le paysage en chinois, Shanshui, signifie Montagne -eau. L’eau est un élément constitutif du paysage. Les fleuves, les rivières, les lacs, le structurent et nous rendent perceptible sa dynamique interne. L’eau a la vertu de nous rendre sensibles au temps, à ses différentes vitesses et le travail de Bertrand Stofleth autour du Rhône est une façon de nous le montrer.
HF : De quelles façons les photographies de Lucie Jean posent-elles des questions quant à l’habiter ?
G A. T : J’avais été très touché par son travail sur cette communauté qui se constituait périodiquement sur un lac au Canada pendant 3 mois, lorsqu’il gèle et que la glace a acquis au moins 70 cm. Un village entier se crée : les gens alors font des trous dans la glace et pêchent, installés dans leurs cabanes. Ce qui apparaît là c’est un peu une sorte de village fantôme, car il a disparu tout de suite après ces quelques mois d’activités. Je l’ai appelé « un village au fond du lac » parce qu’on a l’impression qu’après cela il a été englouti au fond des eaux. La présence-absente de ce lieu me fait penser à des films comme Brigadoon de Minnelli.
HF : Aurore Bagarry traite de la géologie dans ses photographies. Quelles spécificités de ses images ont attiré ton attention ?
G A. T : Son travail est complètement frontal. Elle arrive à nous faire voir la matière. C’est un paysage à bout portant qui n’est presque pas un paysage. C’est un pan qu’on a devant nous. Cette façon d’être confronté à la matière nous oblige à nous reculer mentalement. On est presque étouffé par l’image.
HF : De quelle manière Bill Viola pose-t-il dans son œuvre une relation au paysage ?
G A. T : Bill Viola est le seul cinéaste dans ce livre. Ses premières œuvres vidéo portent toutes sur la question du paysage. J’ai appelé ce texte « De la nature des choses », en relation avec Lucrèce. Je voulais interroger justement comment on accède à la nature à travers ce filtre qu’est le paysage – c’est Joachim Ritter qui disait que le paysage c’est la nature rendue esthétiquement sensible. Chez Bill Viola, le paysage est très mental si je puis dire. C’est un paysage qui joue du subjectif et de l’objectif, de la projection de soi et de l’incorporation des choses, qui dans ce va-et-vient produit quelque chose de quasi bouddhiste parfois. Il déplace les places, on ne sait pas trop où l’on est. Est-ce qu’on est devant, derrière et l’on frôle ici le mysticisme.
HF : Comment Bernard Plossu parle-t-il de la question du jardin en photographie ?
G A. T : Le texte que j’ai écrit sur lui est assez narratif et je propose à travers ses images une visite de jardins. J’ai cherché à reconstituer à travers ses yeux ce qu’il a pu voir, à reconstituer son itinéraire, ou ses itinéraires, car il y a plusieurs jardins. C’est un photographe atmosphérique à certains égards. C’est ce qu’on sent bien dans son utilisation du procédé Fresson propice à restituer un sentiment de rêverie qui le caractérise. Il saisit le « presque rien » et cela crée une extraordinaire poésie – ce qui, comme dans toute véritable poésie, suppose une très grande maîtrise.
HF : En regard des photographies de Manuela Marques, qu’entends-tu par “théâtre anatomique de la nature” ?
G A. T : Ce qu’elle nous montre est un peu un grand écorché de la nature. Elle saisit le paysage à travers ces éléments en les faisant jouer les uns avec les autres et en les composant dans une autre totalité, à travers des artifices, des filtres, des miroirs, des jeux optiques qui sont en fait le détour qu’elle utilise pour rendre compte de quelque chose de supposément « naturel ». Elle met ainsi en évidence cette idée de nature comme une construction, et non comme une donnée pure et simple. D’ailleurs le jardin et le paysage étaient analogiquement liés au théâtre au 17e siècle. Mis à part celui de Landscape, le terme alors utilisé en anglais pour paysage était Scenery. C’est d’ailleurs le titre d’un livre que nous avons fait avec Claire Chevrier aux éditions Loco sur ces rapports entre paysage et théâtre