L’abeille mellifère sauvage, une forestière

Tout au fond de la forêt, là où elle est la plus sombre, de très vieux arbres morts sont cachés sous l’épaisse canopée. Le premier souffle glacé de l’hiver est passé et tous les insectes sont entrés en léthargie. Ils se sont glissés entre le bois et l’écorce et se sont enfouis dans le sol. Ils sont si gelés qu’on les croirait morts. Mais, ils attendent le printemps et les premières douceurs. Parfois, un craquement rompt le silence. Un grand cerf ou une biche passe à la recherche de quelque mousse pour ses petits. Un bourdonnement intense et continu s’échappe du creux d’un arbre. Les insectes ne sont donc pas tous couchés ? Et non, les abeilles mellifères sauvages ont rassemblé la colonie pour passer l’hiver bien au chaud. Ne les dérangez pas, leur existence est plus précieuse que jamais, car elles se font trop rares. La biodiversité forestière les accueille et elles y contribuent à leur tour.

Abeilles sauvages : essaim
Essaim d'abeilles sauvages

Des colonies d’abeilles bien cachées

Si on s’enfonce profondément dans la forêt, là où les chemins ne vont pas, on découvre les abeilles sauvages. Ne le faites pas, vous les dérangeriez inutilement.

Qui sont-elles ?

Il s’agit d’Apis mellifera, ces abeilles d’abord sauvages, que les Humains ont domestiquées et logées dans des ruches pour récolter le miel. Ce sont les abeilles mellifères occidentales. Bien entendu, en restant dans les bois, elles ont évolué différemment de leurs cousines domestiques. Leur vie est plus rude et de génération en génération, elles se sont endurcies. Elles sont plus fortes face aux maladies et aux parasites. Elles vivent dans des forêts denses, pas dans des plantations d’arbres, dans de vrais écosystèmes. Il leur faut une bonne diversité végétale, mais aussi une faune variée et riche.

Pourquoi les abeilles vivent-elles au cœur des forêts ?

La densité végétale des forêts a plusieurs conséquences . La température y est plus stable, l’air y circule au ralenti, la lumière y est assez faible et l’humidité assez constante. C’est ce qui fait le bonheur des abeilles. Et c’est ce qui peut nous interroger quant au placement des ruches. S’il fallait donner encore une raison de préserver et développer quelques forêts en libre évolution, les abeilles en sont une de taille ! Et si Ingo Arndt & Jürgen Tautz se sont penchés sur ces belles forestières, c’est parce que “[…] nous savons peu de choses sur la vie des abeilles dans leur environnement naturel, la forêt“.

Boire : abeilles en forêt

Se mettre à l’abri des prédateurs

Les animaux sont nombreux à rechercher des cavités ou à les fabriquer pour se protéger du froid, du chaud ou de leurs prédateurs. En forêt, elles construisent leurs rayons à ciel ouvert. Les enfermer dans un tronc creux est une façon efficace de se prémunir de la gourmandise des oiseaux et pas seulement… Enfin, cela leur permet de passer l’hiver au chaud. Elles maintiennent une température de 35 °C pour que leurs bébés soient heureux. Une seule abeille chauffeuse, chacune ayant une tâche précise, peut ainsi prendre soin de 70 nymphes. Les abeilles sauvages ont besoin des forêts profondes.

abeilles sauvages en forêt
Nid d'abeilles sauvages en forêt ©Joseph-Tointon

Il peut y avoir péril en la demeure

Pendant leur installation, elles sont très vulnérables. Elles doivent aménager leur trou, construire leurs rayons et démarrer le couvain. Un grand nombre d’essaims échoue tant c’est difficile. Mais une fois qu’elles sont chez elles, elles ne déménagent pas souvent et restent plusieurs années. Voilà pourquoi il ne faut pas les déranger. Ensuite, comme dans les ruches, elles produisent du miel, le stockent ainsi que le pollen. Elles s’occupent des pouponnières des larves et des nymphes.

Les abeilles sauvages communiquent énormément entre elles grâce à un réseau sophistiqué. Il n’y a pas de chef. Chacune décide de sa tâche et sait ce qu’elle a à faire grâce à tout ce qu’elle perçoit autour d’elle. La régulation de l’air, des températures et de l’humidité ambiante représente un travail important. La vie et la reproduction des individus, mais aussi la production du miel en dépendent.

Parmi les grands dangers qui menacent les abeilles sauvages, les incendies de forêt sont les pires ! Aux premières fumées, elles se gavent de miel, ce qui augmenterait leur inertie thermique et réduirait le risque de décès.

Top départ

Chaque matin, les butineuses se préparent à partir. Elles se disposent en éventail autour de l’entrée du nid, battent des ailes, estiment la température. Il fait trop froid pour les autres abeilles lorsqu’elles s’élancent à la recherche d’un précieux nectar. Voilà pourquoi, planter des arbustes qui fleurissent à l’automne et en hiver est un soutien important à la biodiversité des écosystèmes.

Le nuancier des nectars

La couleur du pollen est une indication sur les fleurs qu’elles ont butinées. Les grains de pollen restent accrochés aux poils et aux pattes ; pendant le retour, elles les brossent et les rassemblent dans la corbeille des pattes postérieures.

abeilles sauvages
©paulafrench

La coopération pour la vie

La forêt dans laquelle ces abeilles vivent aujourd’hui est assez différente de celle dans laquelle elles se sont installées il y a 25 millions d’années. Elles sont nées dans la forêt primaire, celle dont les humains n’avaient pas foulé le sol. Le climat d’alors évoluait sur des siècles, permettant aux espèces de s’acclimater progressivement. Au départ, il y avait peu d’humains. Peu à peu, ils se sont multipliés, s’arrogeant la propriété de tous les espaces, transformant les forêts en lieu de passage, de pâturage, de loisir et d’exploitation. Malgré tout cela, l’abeille mellifère a toujours résisté, montant ou refluant vers le sud en fonction des périodes glaciaires.

Elles ont appris une chose : pour résister au froid, survivre à l’adversité, le travail collectif et coopératif est le plus efficace. C’est une réalité pour l’essaim lui-même, mais pas seulement. Elles partagent les cavités des arbres avec un grand nombre de micro-organismes.

Abeilles sauvages en forêt
Abeilles sauvages en forêt ©Margot-Kiesskalt

Vous aimez le miel des forêts ?

L’expression la plus connue concernant les abeilles forestières, dont les termes résument en très peu de mots la relation entre ces insectes et leur milieu, est miel de forêt. On sera peut-être surpris d’apprendre que le miel de forêt ne provient pas des fleurs. Il est en réalité fabriqué principalement à partir de l’excrétion des pucerons, un produit beaucoup moins répugnant qu’on pourrait l’imaginer. Une observation plus précise de l’origine du miel de forêt nous fait découvrir une passionnante relation à trois entre les fourmis, les pucerons et les abeilles.

Qu’apportent les abeilles sauvages à la forêt ?

On ne dira jamais assez qu’une forêt est avant tout un écosystème complet, riche et fonctionnel. S’il est bien équilibré, c’est parce qu’il est constitué d’une biodiversité – faune et flore – extrêmement dynamique. Les abeilles, comme tous les insectes pollinisateurs, sont fondamentales dans la pollinisation de toutes les plantes à fleurs. Mieux que d’autres pollinisateurs, elles ont un rayon d’action de plusieurs kilomètres et ne sont pas spécialisées sur certaines fleurs. Les oiseaux de la forêt bénéficient de leur travail en se nourrissant des fruits et des graines produites par les fleurs pollinisées. Par ailleurs, les oiseaux insectivores dégustent également les abeilles !

Pour la bonne santé de la forêt, les abeilles collectent le miellat et évitent ainsi le développement des moisissures et de rouilles sur les feuilles et les aiguilles des arbres.

Boussole
©LongQuattro

Connaissez-vous la danse frétillée ?

Comment les abeilles sauvages se retrouvent-elles en forêt ? Pour être honnête, écrit Jürgen Tautz, “nous ne le savons pas précisément, nous savons seulement que ça fonctionne très bien.” Certains chercheurs avancent l’hypothèse d’une orientation en fonction de la position du soleil et donc en sous-bois, de la lumière. Elles s’orienteraient également à partir de repères paysagés.

Les abeilles seraient capables de garder en mémoire la topographie de leur zone de butinage qui peut s’étendre jusqu’à une dizaine de kilomètres. “Selon cette même explication, quand une abeille communique la position d’un lieu à ses congénères au moyen de la danse frétillée, les suiveuses sont en mesure de déchiffrer précisément à partir de la danse les coordonnées de l’endroit et de le trouver.”

La propolis, antibiotique et antifongique

La propolis est un matériau complexe fabriqué par les abeilles à partir de la résine végétale et de cire. Les abeilles la récoltent à la surface des bourgeons. Elles en enduisent les parois intérieures de leur cavité pour ses qualités anti-infectieuses et antifongiques. Le terme propolis signifie en grec (πρόπολη) et en latin « en avant de la cité ». Les abeilles en font donc une barrière naturelle à l’entrée de leur habitat pour se protéger des agressions biologiques, et aussi des prédateurs, du feu et du vent. Cette résine sert également de mortier pour réparer ou colmater des rayons ou des alvéoles.

Une mine de santé

La propolis a très tôt été repérée par les humains comme ayant de puissantes propriétés pour la santé. Elle renforce le système immunitaire et l’équilibre fonctionnel du corps. Elle renferme des bioflavonoïdes : antiseptiques, antibiotiques, antibactériennes, anti-inflammatoires. C’est un atout pour les affections ORL en hiver ! Elle a également  des vertus cicatrisantes tant sur les coupures que sur les brûlures. Ses propriétés antifongiques sont moins connues et pourtant les mycoses des pieds n’y résistent pas.

Propolis produite par les abeilles sauvages
©Kosolovskyy
Ourse et ses bébé
©USO
Miel
chiffres mortalité des abeilles

Un peu d’histoire

À la belle époque des chasseurs-cueilleurs, avant la sédentarisation, on cherchait sa pitance au gré de la nomadisation. Lorsque dans la forêt, le groupe rencontrait une colonie d’abeilles, c’était un heureux hasard. Très tôt, le miel et la cire furent convoités. Et sans doute, découvrit-on sans le vouloir que la fumée évitait un trop grand nombre de piqûres lorsqu’on prenait le miel.

L’apiculture se dessine

En se sédentarisant Homo sapiens s’est mis à rendre visite régulièrement aux mêmes nids et à récolter le miel sans surprise. Et voilà qui est à l’origine de l’apiculture et de l’élevage des abeilles mellifères. En observant la nature, les humains ont proposé aux abeilles des imitations de leurs cavités naturelles et les ont transformées peu à peu pour en faciliter l’exploitation. C’est donc d’abord une apiculture arboricole qui a vu le jour. Les agriculteurs creusaient des cavités dans les arbres qu’ils étêtaient souvent pour éviter que le vent ne les brise. Chaque apiculteur marquait ses arbres. La loi s’en mêla et leur autorisa le port d’une arme pour se défendre face à l’ours.

Une douceur

Longtemps, le miel eut un rôle fondamental dans la cuisine. Il était le seul édulcorant disponible, le sucre n’existant pas encore. Les recettes du Moyen-Âge en témoignent encore.
Quant à la cire d’abeille utilisée pour les cierges et les chandelles, la consommation était telle que l’apiculture arboricole n’y suffisait pas. Et donc, les ruches firent leur apparition. Les essaims récupérés en forêt furent installés dans ces nouveaux logements permettant des récoltes plus riches. Les ruches étaient conçues pour produire et surtout récolter plus facilement le produit de leur travail. Elles étaient adaptées au travail apicole.

La domestication, ça fragilise !

La tradition de transhumance des ruches pour accroitre la production en approchant les abeilles des zones nectarifères s’installa peu à peu.

Aujourd’hui, les abeilles domestiquées sont fragilisées et beaucoup moins résistantes que celles qui vivent en forêt. Ces dernières parviennent à coexister avec des maladies et des parasites qui sonnent la mort des premières. Des chercheurs ont découvert une évolution génétique différente qui laisserait à penser que la sélection naturelle est efficace. Ainsi les petites sauvages s’adaptent-elles mieux à leur environnement !

Pour tout découvrir : le beau livre

Passionnant, superbe, ce livre s’appuie sur les photos exceptionnelles de Ingo Arndt, l’un des plus grands photographes nature au monde, pour donner à voir les abeilles sauvages dans son habitat naturel.

Ces abeilles continuent à vivre, presque inaperçues, dans nos forêts, leur habitat naturel d’origine, échappant totalement à l’influence humaine. Elles sont parfaitement adaptées à leur habitat et y vivent de manière bien plus résiliente que les colonies conduites par les apiculteurs :  plus résistantes aux agresseurs, plus adaptables aux fluctuations de l’environnement et capables d’utiliser les prédateurs naturels de leurs parasites pour s’en débarrasser.

Les auteurs

Ingo Arndt et le professeur Jürgen Tautz, célèbre chercheur en apiculture, rendent compte pour la première fois dans cet ouvrage complet de la vie mystérieuse des abeilles sauvages. Non seulement ils documentent de nombreux comportements inconnus jusqu’alors, mais proposent un autre regard sur l’apiculture.

Cet article a été rédigé à partir de ce livre. Toutes les citations en proviennent.

Abeilles mellifères sauvages Arndt_Tautz

Abeilles mellifères sauvages
Ingo Arndt et Jürgen Tautz
Éditions Ulmer
192 pages, 170 photos – 30 €

Au sommaire :

  • Introduction •
  • Une vie à l’abri des regards •
  • Les colocataires des abeilles •
  • Se défendre à tout prix •
  • La vie en forêt •
  • S’orienter par tous les sens •
  • Installation dans un trou de pic •
  • Apiculture traditionnelle

Épilogue
Photographier les abeilles

BONUS : Superbe ! Apis mellifera

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