L’historien des jardins Hervé Brunon dévoile une face cachée de l’histoire horticole. Les jardins des élites ont longtemps monopolisé l’attention des historiens. Pourtant, les jardins ordinaires racontent une histoire bien plus ancienne. Il donnait une conférence à la Cité des Sciences et de l’Industrie en avant-première de l’ouverture de l’exposition “Jardiner”.
Des sources rares pour une histoire oubliée
L’histoire des jardins s’est concentrée sur les créations prestigieuses. Les jardins de Versailles, de Villandry ou des grandes villas italiennes dominent les ouvrages. Cette focalisation s’explique simplement : ce sont les jardins documentés.
Les archives écrites concernent les élites. Les représentations visuelles immortalisent les lieux de pouvoir. La conservation patrimoniale privilégie les sites aristocratiques.

Mais qu’en est-il des jardins du peuple ? Ces espaces fugaces, labiles, laissent peu de traces. Hervé Brunon explore cette part d’ombre dans son ouvrage Histoire des jardins, base de sa conférence.
Le jardin vernaculaire : un concept clé
L’expression “jardin vernaculaire” vient du monde anglo-saxon. Comme la langue vernaculaire, elle désigne une pratique populaire et authentique. Le géographe John Brinckerhoff Jackson théorise le “paysage vernaculaire” en 1984.
La sociologue Françoise Dubost affine ce concept en France. Son livre Les jardins ordinaires (1997) étudie les jardins de “Monsieur Tout le monde”. Michel de Certeau inspire cette approche avec L’invention du quotidien (1980).
Le jardin devient alors une pratique sociale. Il n’est plus seulement un art élitiste. C’est un “arts de faire”, un geste démocratique et universel.

Les premiers jardins du monde en Mésopotamie
L’histoire écrite des jardins commence en Mésopotamie. Le vase d’Uruk, datant de 3000 avant notre ère, en témoigne. Cette pièce d’albâtre montre deux plantes stylisées : le palmier dattier et le lin.
Ces végétaux alternent au-dessus d’un flot ondulé. Cette représentation évoque l’irrigation, fondamentale dans cette région. C’est le plus ancien jardin documenté de l’humanité.
Le vase a été dérobé lors de la guerre du Golfe. Il a été miraculeusement retrouvé dans un coffre de voiture. Il trône désormais au Musée national de l’Irak à Bagdad.
Le jardinage précède-t-il l’agriculture ?
Une hypothèse bouleverse nos certitudes. Le jardin serait plus ancien que le champ cultivé. L’assyriologue Leo Oppenheim le suggère dès les années 1960.
L’archéologie moderne confirme cette intuition. La domestication commence par l’horticulture, il ya 11 500 ans.
Nos ancêtres bricolaient avec des boutures et des tubercules. Ils mélangeaient différentes plantes dans des jardins de proximité. Les récoltes s’étalaient toute l’année. L’organisation du travail restait souple.
Les champs de céréales viennent ensuite. Ils exigent une coordination collective stricte pour assurer la production.
L’Antiquité : jardins philosophiques et poétiques
Le jardin d’Épicure illustre les jardins ordinaires antiques. C’était un potager situé aux portes d’Athènes.
Épicure y enseignait le végétarisme et la sobriété. Son école philosophique a tiré son nom de ce lieu. Le jardin est alors devenu un espace de pensée.
Virgile célèbre le “vieillard de Tarente” dans les Géorgiques. Ce personnage cultive des légumes et des fleurs. Il trouve le bonheur dans sa simplicité volontaire. Son texte qui date du Ier siècle avant notre ère résonne étrangement avec nos préoccupations contemporaines.
Le Moyen Âge : petits jardins clos et traités populaires
Les jardins médiévaux laissent peu de vestiges matériels. Les miniatures les représentent de façon symbolique et codifiée. Pourtant, des textes témoignent de leur existence.
Pierre de Crescent écrit un traité d’agronomie au XIVe siècle. Il distingue trois catégories : les petits vergers, ceux de moyenne personne, et ceux des rois.

Au XVIe siècle, Doni va plus loin. Il propose cinq types de jardins selon les classes sociales. Cette typologie confirme la diffusion du jardin à tous les niveaux.
Les documents cartographiques toscans révèlent des indices. Les cabreos montrent de petits jardins potagers près des maisons de métayers. Le motif en croix apparaît fréquemment, qui dessine les 4 parties du potager.
XIXe siècle : la révolution du jardin populaire
La révolution industrielle transforme le jardinage. De nouveaux outils démocratisent les pratiques horticoles. Le sécateur apparaît pour la première fois en 1819 dans l’Almanach du jardinier.
Cette invention révolutionne la taille. N’importe qui peut désormais tailler ses rosiers. Les femmes s’emparent de cet outil. La maîtresse de maison devient jardinière.
Les manuels de jardinage se multiplient. John Claudius Loudon publie le premier magazine horticole en 1826. Ces publications visent la classe moyenne émergente.
Les pépiniéristes connaissent leur âge d’or. La famille Baumann en Alsace exporte des végétaux dans toute l’Europe. Leur catalogue de 1837 montre une diversité impressionnante.
Jardins ouvriers : philanthropie et émancipation
L’abbé Lemire crée les jardins ouvriers à la fin du XIXe siècle. Ces parcelles sont concédées aux familles prolétaires déracinées par l’exode rural. Elles peuvent ainsi cultiver leurs légumes et se nourrir plus sainement.
Mais le règlement est strict. Les productions doivent nourrir uniquement la famille. Aucune commercialisation n’est autorisée. Cette appellation perdure jusqu’au XXe siècle.
On parlera ensuite de “jardins familiaux“. Le terme “ouvrier” sonne de façon péjorative. Pendant les guerres, ces jardins de subsistance nourrissent les populations.
En Scandinavie, des projets innovants émergent. Carl Theodor Sørensen dessine des jardins familiaux elliptiques au Danemark. L’esthétique embellit le social.
Jardins partagés : de New York à Paris
Les années 1970 voient naître le mouvement Guerrilla Gardening. Liz Christy lance les Green Guerrillas à New York. L’objectif : reconquérir les terrains vagues abandonnés.
Les militants lancent des “bombes de graines”. Ces grenades végétales fleurissent les friches urbaines. C’est une désobéissance civile pacifique et créative.
Ces actions débouchent sur les Community Gardens. Ces jardins associatifs créent du lien social. Ils traversent les générations et les cultures.
La France importe ce modèle avec les jardins partagés. Le programme Main Verte à Paris gère une centaine de sites. Ces espaces incarnent les jardins ordinaires contemporains.
Banlieue pavillonnaire : une esthétique controversée
Le jardin de pavillon cristallise les débats. Le rêve de la maison individuelle avec jardin reste puissant en France. Cette aspiration génère une esthétique particulière.
Les nains de jardin symbolisent cette culture populaire. Leur histoire commence dans les jardins aristocratiques florentins. Ils représentaient des bouffons de cour.

La mythologie germanique les popularise. L’Allemagne compte 20 millions de nains de jardin. Le film Blanche-Neige de Disney catalyse leur succès planétaire.
Françoise Dubost analyse ces pratiques sans jugement. Elle documente une culture jardinière authentique et vivante.
Amazonie : quand l’archéologie révolutionne nos certitudes
Les découvertes récentes en Amazonie bouleversent nos représentations. une nouvelle technologie révèle d’anciennes structures invisibles car sous la forêt. En janvier 2024, rupture !
L’équipe de Stéphane Rostain identifie des plateformes, des routes et des digues. Ces aménagements datent de 500 avant notre ère. Ils témoignent d’une organisation territoriale sophistiquée.
Les populations amazoniennes pratiquaient l’horticulture depuis des millénaires. La forêt vierge est un mythe. L’homme a toujours façonné ce territoire.
Philippe Descola, lui, étudie les jardins Achuar contemporains. Ces jardins sont l’affaire des femmes. Elles chantent aux plantes comme à des personnes, car dans l’animisme amazonien les plantes sont des êtres.

Un héritage universel à préserver
Les jardins ordinaires racontent l’histoire de l’humanité. Du vase d’Uruk aux jardins partagés parisiens, une continuité se dessine. Le désir de cultiver traverse les époques et les cultures dans une relation fondamentale à la nature. Ils incarnent l’autonomie alimentaire, le lien social et la créativité populaire. Autant de choses qui, pour partie disparues, nous font croire qu’un avenir est possible.
Leur histoire mérite au moins autant d’attention que celle des jardins prestigieux.
L’exposition “Jardiner” à la Cité des sciences et de l’industrie explore ces questions. Elle s’ouvre à un moment crucial pour repenser notre rapport au végétal. Les jardins ordinaires offrent des pistes pour l’avenir.
Arthur Mangin écrivait en 1867 que l’histoire des jardins se rattache à “l’histoire des arts, des sciences, des institutions”. Cette vision reste d’actualité. Le jardin est une clé de lecture de toute civilisation.
L’exposition “Jardiner” se tient à la Cité des sciences et de l’industrie. Le livre d’Hervé Brunon “Histoire des jardins” est disponible dans la collection Que sais-je ?



