Foncier et choix de société : à qui vont les terres ?

FONCIER ET CHOIX DE SOCIÉTÉ
©Isabelle Vauconsant

Les gouvernements, l’Europe, via la PAC (politique agricole commune), encouragent une appropriation des terres agricoles par de grandes entreprises et une technologisation de la production. Or, l’acquisition du foncier agricole n’est pas un achat comme un autre ; la propriété du sol, tout comme celui des outils de production dans l’industrie, correspond à un choix de société. Et depuis quelques années, ce choix de société s’opère à bas bruit sans consultation des citoyens.

Redonner du pouvoir au bien commun, à la santé et aux paysans

Lu dans la presse

Paris, le 11 décembre 2023 –  La SC Terres Invest, premier véhicule d’investissement en foncier agricole éligible à l’assurance-vie et créé par Vatel Capital, annonce l’acquisition de deux îlots destinés à la culture céréalière à Marnay dans la Vienne, via la SAFER Nouvelle Aquitaine

Ça nous surprend !

Comment les grandes entreprises, le grand capital français, européen et mondial, investissent-ils dans le foncier agricole français ? Pourquoi s’emploie-t-il à prendre la place des paysans dans la chaine de la production alimentaire ? Quelles sont les complicités dont ces grandes firmes bénéficient pour racheter les fermes et les terres, y compris lorsque des agriculteurs formés et jeunes postulent ? Pourquoi laisse-t-on la terre et la production agricole française tomber entre les mains de gestionnaires qui ne connaissent des cycles que celui de l’argent ?

Pourquoi n’écoute-t-on pas les scientifiques ?

Alors que la science ne cesse de rappeler, preuves à l’appui, que l’agriculture intensive est dangereuse pour la survie de l’espèce humaine, pour notre santé et pour l’ensemble du Vivant, des forces poursuivent leur œuvre aux côtés des grandes entreprises de l’agrochimie. Alors que les Safer font l’objet de l’admiration du reste des pays européens parce que leur mission est de soutenir les paysans en France, leur mission semble dans un grand nombre de cas, dévoyée. Faute de moyens ? De volonté ? Ou soutien d’une politique déterminée à rendre la terre agricole attractive pour les investisseurs ? Sans doute un mélange des trois !

Maïs, agriculture intensive sur les terres du gers
©Isabelle Vauconsant
céréales
©Isabelle Vauconsant

Financiarisation voulue

Le projet de loi de Marc Fesnau, ministre actuel de l’Agriculture, vient renforcer, selon l’association Terre de Liens, “la logique de financiarisation des terres agricoles déjà à l’œuvre en France qui dessine une agriculture sans agriculteurs.

L’ouverture à des capitaux externes ne représente en aucun cas un réel levier pour l’installation et pour lutter contre les dérives de l’agrandissement. Au contraire, comme le pointait déjà un rapport du CGAAER de 2013, “une politique de développement d’outils financiers faisant appel à des capitaux extérieurs à l’exploitation serait de nature à provoquer des effets contraires aux objectifs (éviter la spéculation sur le foncier agricole, protéger le revenu agricole…)” et contribue même au renforcement des difficultés de régulation des transferts d’usages du foncier en faveur de l’installation et participe à la constitution de structures agricoles de taille importante qui ne peuvent être reprises par des candidats à l’installation non issus du milieu agricole qui sont pourtant, pour une grande partie, porteurs d’un modèle de transition en agriculture.”

Au plan européen

“Les plans stratégiques donnent la priorité à la croissance de la productivité et à l’adoption de pratiques et technologies innovantes.” peut-on lire dans le rapport de la Commission au parlement européen et au Conseil – Synthèse des plans stratégiques relevant de la PAC pour la période 2023-2027, datée du 23 novembre.

Recyclage de guerre

L’agriculture intensive est une invention de l’après-guerre alors que le pays avait été ravagé et qu’il fallait produire une alimentation de façon massive. Mais déjà en 1948, les tickets de rationnement n’avaient plus cours et les Français n’avaient plus faim. C’est donc pour nourrir les actionnaires des firmes qui recyclaient le matériel de guerre, la chimie du conflit et devaient justifier du fonctionnement d’un outil de production calé sur 4 ans de combats qu’on a construit une agriculture destructrice. On a alors justifié la surproduction par la volonté de nourrir le monde.

Nourrir le monde, un échec !

Les scientifiques et les affamés en attestent. Nous avons échoué. Le monde a toujours faim. La faim est réapparue sous nos latitudes d’où on la croyait éradiquée. Nous avons détruit les écosystèmes qui permettent de produire une nourriture bonne pour nos corps et nos esprits, et qui nous autorise à penser notre avenir sur terre. Notre climat est déréglé et pour longtemps. Les maladies – zoonoses, chroniques, neurologiques… – témoignent de notre manque de lucidité et, de ce fait, de volonté.

Du foncier au terroir ?

Dans terroir, il y a terre. Dans la terre, la logique voudrait qu’il y ait la vie. Pour qu’il y ait de la vie, il ne faut pas tuer. Or, dans pesticides, il y a cide, pour tuer. Pierre-Henri Gouyon, biologiste, le crie haut et fort, les pesticides tuent tout sans distinction, nous y compris, avec quelques années de décalage. Les nouveaux acquéreurs des terres agricoles françaises travaillent main dans la main avec l’industrie chimique et dans une infinie recherche de profit financier. Ce profit se répartit donc entre ceux qui fabriquent les « …cides », ceux qui produisent des végétaux à bas coûts sans paysans et enfin, ceux qui commercialisent les médicaments pour soigner… nos maladies à tous.

Inutile de dire que le terroir d’une terre sans vie, c’est l’illusion créée par le marketing !

Des revenus très privés, et des achats très aidés

Alors que se meurt le service public en restriction permanent ; alors que s’accroit une dette qu’on voudrait attribuer au coût de ces services, le premier budget de l’État est l’aide aux entreprises : environ 140 milliards d’euros selon le ministère de l’Économie, soit selon les chercheurs de l’IRES, un peu plus de 8% du PIB. Et pourtant, lorsqu’un investisseur de la cosmétique, de l’agroalimentaire ou un fond d’investissement ne contourne pas la Safer, il obtient les terres agricoles, puis les aides de la PAC, qui devraient être réservées aux paysans.

Au niveau européen, un montant total de 307 milliards d’euros de dépenses publiques par l’intermédiaire du Fonds européen agricole de garantie (FEAGA) et du Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader) (y compris un cofinancement national) est distribué, ce n’est pas une paille !

Lu dans la presse

« Les investisseurs recourent notamment à des montages financiers complexes, échappant ainsi aux Safer, ces Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, chargées de réguler le marché foncier agricole. D’autant que “les Safer peuvent intervenir dans une vente seulement si elle concerne 100% des parts sociales de cette terre. Les accapareurs vont contourner cette règle en achetant 60% une fois puis 40 % plus tard”, explique à Novethic Sarah Champagne, chargée de campagne agriculture au sein des Amis de la Terre.”

Pourtant ces entreprises n’ont aucunement l’intention de créer des emplois, de passer en bio, de travailler en agro-écologie et viennent ainsi, dérober les terres disponibles aux jeunes paysans. Elles ont pour projet la robotisation d’une culture sans humain. Et, si certaines passent en bio, c’est pour des raisons marketing, ce qui en dit long sur la pression que nous pouvons faire peser sur elles.

Forcalquier, Musée du parfum • Artemisia Museum
Artemisia Museum • Forcalquier ©Isabelle Vauconsant

Des fleurs au Pays de Grasse

Pour cela, une promenade dans le Pays de Grasse, pays de parfum depuis des siècles, comme en témoigne l’Université des saveurs et senteurs de Forcalquier et le musée attenant, s’impose. Cet espace de culture représente une centaine d’hectares.

Depuis 2018, la maison Chanel a décidé d’investir dans des champs de fleurs à Grasse « afin de sécuriser ses approvisionnements » en jasmin et autres fleurs qui composent son mythique parfum N°5. 25 hectares ont donc été acquis par Chanel, 4 ont été achetés par Lancôme,…

Aujourd’hui, une seule famille vit en cultivant les 25 hectares de Chanel. Auparavant, 3 hectares faisaient vivre une famille de paysans. Et pourtant, un kilo d’absolu Rosa centifolia coûte 12.000 euros, contre 3.000 euros pour la rose venue de Turquie. On pourrait légitimement penser que ces prix soient bénéfiques à l’installation de jeunes agriculteurs.

Les terres passent d’une main à l’autre sans bruit

Ici et là, nombre d’agriculteurs en fin de carrière sans repreneurs, trop endettés, pris dans les filets de l’agrochimie et des vendeurs de matériels trop sophistiqués, trop chers, vendent. Rarement de gaieté de cœur, ces paysans cèdent leurs fermes à ces grosses entreprises qui emploient des salariés, dans le meilleur des cas.

Si certains jeunes agriculteurs sont satisfaits de se savoir salariés, de bénéficier de congés et d’être allégés des tâches administratives, d’autres souhaitent conserver cette liberté chèrement acquise liée à l’acquisition de la terre. C’est dans cet esprit que naissent d’ailleurs les expériences de fermes collectives.

Face à face pour les terres

Aujourd’hui, deux mondes se font face, chacun essayant de gagner du terrain depuis une décennie. L’agriculture paysanne et locale, qui travaille selon les règles de l’agroécologie et souhaite redonner sa puissance au vivant. L’agro-industrie, techno-solutionniste, qui prépare des méga-fermes sur des milliers d’hectares, pour des milliers d’animaux considérés comme des ressources, sans humain et reposant sur une consommation sans retenue des pesticides et autres intrants.

Un silence suspect

Surprise ! Il est impossible d’obtenir des chiffres fiables – que les Safer détiennent sans doute et les impôts certainement – sur l’ampleur de ce phénomène d’acquisition du foncier agricole par le grand capital essentiellement français et européen.

Pourquoi cette information est-elle dissimulée ? Probablement parce qu’il s’agit d’un incroyable déni démocratique. Cheval de Troie d’investisseurs non agricoles, contournant les dispositifs de régulation du foncier, les montages financiers reposant sur les sociétés anonymes et les sociétés civiles d’exploitation agricole, dessinent une agriculture sans agriculteurs.

Terre de liens déplore que la dernière étude en date sur la propriété des terres agricoles remonte à 1992. Mais des données parcellaires montrent que ces acquéreurs obtiennent des surfaces plus vastes que ce qui est autorisé aux paysans, à des prix inabordables pour des jeunes qui voudraient s’installer.

“Trop souvent, nous assistons à l’acquisition de la terre par des personnes qui n’ont rien à faire avec la vie paysanne, avec le métier d’agriculteur.”

Edgar Pisani – août 1960 • 1960 : création des Safer

Des choix fondamentaux

L’indépendance de la France et de l’Europe pour nourrir les populations ; la qualité de ce qui est produit ; les conséquences de cette production sur la biodiversité et le climat ; celles sur notre quotidien et notre santé, sont des choix d’avenir.

Il semble qu’ils se fassent sans nous.

les terres agricoles à Maligny
Maligny ©Isabelle Vauconsant

Nos corps crient

Ce sont les maladies dites chroniques (diabète, asthme, allergies…), l’autisme ou Alzheimer, les cancers les plus divers. Tous ces maux touchent une population de plus en plus précocement et en plus grand nombre qu’il y a même 20 ans. Et en ce mois de décembre 2023 a été annoncé le recul avéré de l’espérance de vie en bonne santé par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques. Dans l’excellent documentaire “Nos enfants nous accuseront” de Jean-Michel Jaud, paru en 2008, à la tribune de l’ONU, on annonçait déjà que les enfants seraient en moins bonne santé que leurs parents pour la première fois de l’histoire moderne. C’était il y a 15 ans !

Lucile Leclair présente son livre

6 mois d’enquête sur des usines à ciel ouvert ont donné naissance à ce livre, paru début 2022, sur l’arrivée des méga-fermes : Hold up sur la terre, de Lucile Leclair.

Quelques chiffres

En 1955, la France comptait 2,3 millions d’exploitations agricoles, contre moins de 400 000 en 2022. La population active agricole, familiale et salariée, atteignait 6,2 millions de personnes, soit 31% de l’emploi total en France. En 2022, à leur tête, il reste à peine 500 000 exploitants et coexploitants. La part des exploitants agricoles dans l’emploi total ne cesse de régresser : 1,5 % des actifs en 2021 contre 7,1 % il y a quarante ans.
La surface moyenne par exploitation a augmenté de 50 hectares de terres en cinquante ans. Elle est désormais de 69 hectares.
La polyculture (élevage et production végétale) régresse. Les fermes ne faisant que de la production végétale sont devenues majoritaires (52 % en 2020 contre 37 % en 1988).

François Purseigle, professeur des universités à l’École nationale supérieure agronomique de Toulouse (INP-ENSAT), a coécrit avec Bertrand Hervieu “Une agriculture sans agriculteurs”, publié en 2022 aux Presses de SciencesPo :

“Il y a de moins en moins de “chefs d’exploitation” et d’actifs familiaux (- 27,5 % en dix ans selon le dernier recensement agricole). À côté, on se rend compte que ce sont pas moins de 700 à 750 000 salariés qui travaillent dans les exploitations (en CDI, CDD et contrats saisonniers, sans compter ceux qui interviennent par le biais de sociétés extérieures)”.

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